
Troubles alimentaires : faut-il se faire violence pour s’en sortir ?
« Se connaître, c’est le vrai
Se combattre, c’est le bien
Se vaincre, c’est le beau »
Joseph Roux, Pensées, 1866
Cette charmante citation, je l’ai découverte dans une publication Instagram postée il y a plusieurs semaines par une organisation d’aide aux personnes souffrant de TCA.
Cela m’a fait un énorme choc de lire ça, surtout venant d’une structure d’aide aux addicts alimentaire et, surtout surtout, de voir le nombre de personnes emballées par l’idée. Ça m’a semblé terrifiant.
Pour moi, appliquer ces préceptes aux TCA, c’est tout faire pour se maintenir dans l’obsession. Appliquer ces préceptes à la vie en général, c’est avoir la garantie de vivre malheureux et bourré d’amertume.
Je trouvais que cela commençait pourtant super bien. « Se connaître, c’est le vrai ». Jusque là, on est d’accord.
Mais quand ça bascule dans la sémantique guerrière au nom du « bien » et du « beau », ça me fait franchement mal aux yeux. Un beau mélange de jugement et de violence, qui maintient dans l’illusion que nous avons besoin d’avancer au fouet.
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Plus j’explore le domaine de la boulimie et de l’anorexie, plus je suis persuadée que nous n’avons pas le type de personnalité qui fonctionne de manière optimale avec la violence …
Et même en général, hors addiction, on oublie souvent que stress et motivation, violence et efforts, terreur et challenge, sont non seulement des principes différents, mais je dirais même franchement antithétiques.
Et pourtant, nous addicts et ex-addicts à la nourriture, si nous n’y prenons pas garde, vivons essentiellement dans la violence tournée contre nous-mêmes. Du moins, jusqu’à ce que l’on réalise que les TCA prennent racine dans une personnalité atypique complètement niée et piétinée et non dans une faiblesse à l’égard de la nourriture.
Toutes et tous certain(e)s d’avoir une part démoniaque en nous que nous devons « dresser » ou, si nous le pouvions, anéantir, nous nous imposons des règles strictes et rigides, voire carrément abusives, qui nous donnent l’illusion d’avoir le contrôle.
Quand on n’en peut plus de s’imposer ça, le fusible saute et c’est le moment où les crises interviennent… Ou l’énorme cuite, ou l’auto-mutilation, ou les conduites à risque, n’importe quoi, pourvu qu’on se débarrasse du trop-plein et qu’on fasse taire nos ruminations mentales.
On croit que si on se fait mal, si on se force, si on se blesse, alors forcément, ça finira par « payer .» Et on assiste avec douleur à la vie d’autres personnes, qui semblent tellement équilibrées et bien dans leur peau, qui ont l’air de faire les choses avec fluidité et facilité.
Alors on se dit que nous, on a pas le choix, il faut qu’on fasse preuve de volonté. Il faut combattre la faiblesse et faire triompher la force.
Alors, que cela soit clair : ce qui donne l’impression de fluidité et de facilité, c’est bien le travail et les efforts investis derrière. Les vrais succès demandent des efforts, se réaliser demande des efforts, surtout lorsqu’on a dû se construire une personnalité d’emprunt pour se protéger.
Mais pourquoi diable pense-t-on si souvent que l’efficacité résulte uniquement de la violence ou de la douleur ?
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« T’attends quoi pour te bouger ? »
« Dans la vie, il faut se secouer»
« Le secret, c’est de ne pas s’écouter »
« No pain, no gain »
« Marche ou crève »
Personnellement, moi, ce genre d’appels à l’action me fait complètement stresser. Ça me donne envie d’aller me planquer dans un terrier.
Et quand je repense à toutes les choses que j’ai menées à bien et à toutes les choses que j’ai laissées tomber, je me rends compte qu’à chaque fois que j’ai avancé à la coercition et à la culpabilité, je n’ai pas tenu le coup.
Ce qui m’a donné envie d’écrire cet article sur la différence entre violence et challenge, c’est un mail que j’ai reçu d’un entrepreneur / voyageur / youtubeur que je suis et plus particulièrement ce passage ci :
« Je suis convaincu que l’être humain aime et a besoin de travailler.
Antoine BM
Si on n’aimait pas travailler, on ne jouerait pas aux jeux vidéos…
Les gamins ne construiraient pas des montagnes de Lego…
Personne ne lirait pour le plaisir…
Et ta mamie ne jouerait pas aux mots fléchés. »
Intérieurement, je me suis dit : « Mais oui, mille fois oui. »
On a tous des choses qui nous font vibrer et on a tous envie de faire des efforts pour les concrétiser. Tous, tous, tous. Les efforts, ce n’est pas triste ou nul, ou pas drôle. C’est se mettre en mouvement.
Seulement, quand on s’est construit une personnalité en réaction aux circonstances, que pour survivre on a tout fait pour ne surtout jamais déplaire, on en vient à n’avoir plus aucune idée de ce qui nous fait vibrer, tellement c’est enterré au plus profond.
La différence entre se faire violence ou se challenger ne réside pas dans la question de faire des efforts ou non.
Des efforts, on en fait tous, de toutes les façons.
Toute la question, c’est où est-ce qu’on investit ces efforts ? Dans la violence ou dans ce qui nous fait envie ?
Est-ce qu’on fait des efforts pour juste se maintenir en vie, ou est-ce qu’on investit son énergie – même infime – en prenant le risque de faire des choses qui nous font vibrer ?
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Le vrai courage, c’est d’oser faire ce qui est bon pour nous au lieu de se faire violence tous azimuts sans savoir où on va ni pourquoi.
Ça a l’air simple, mais c’est difficile, parce que se challenger contrairement à se faire violence, c’est devenir complètement responsable de soi.
Se challenger, sortir de sa zone de confort, c’est atteindre le degré +1 de ce qu’on est capable de faire. C’est se respecter et se donner le temps qu’il faut, mais faire ce qui nous fait vibrer quand même.
Se faire violence, c’est se cogner aux murs en gardant les yeux bandés.
Paradoxalement, il est beaucoup plus courageux d’être capable de s’affirmer et de faire ses propres choix, sans violence , que de prendre sur soi sans cesse, d’aller contre son gré et d’en payer systématiquement le prix ensuite… Encore faut-il être prêt(e), on est tout à fait d’accord.
Se faire violence, c’est manquer du courage ou avoir trop peur de :
– regarder en soi et de s’écouter. C’est super difficile quand on ne l’a jamais fait de sa vie, certes, mais cela s’acquière et c’est un domaine qui mérite qu’on y consacre des efforts.
– choisir que ses désirs sont plus importants que tout et qu’ils n’ont pas à être jugés, ni par nous, ni par les autres. Les envies les plus flippantes, les plus absurdes, les plus farfelues ou les plus superficielles sont des petites perles qu’il faut tout faire pour ne pas lâcher. Et quand on en est au tout début et qu’on ne sait pas ce qu’on veut, on a au moins une vague idée de ce qu’on n’aime pas et c’est déjà un excellent début.
– s’affirmer devant les autres sans agressivité. Cela implique de ne pas douter du bien-fondé de ses désirs. Ici encore, la non-violence envers les autres n’est pas qu’un accessoire, ou un bonus facultatif. Elle est le parachèvement de l’affirmation de soi, la preuve qu’on est suffisamment ancré(e) en soi, qu’on s’accorde suffisamment d’importance.
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Si c’est aussi simple que cela, pourquoi moi je n’arrive pas à sortir de la violence ? Si sortir de la violence, c’est prendre le risque d’aller forcément mieux, pourquoi tout le monde ne le fait pas ?
En toute franchise, je n’ai pas d’opinion ou d’avis absolu sur cette question. Je bloque un peu. C’est à la fois quelque chose que je comprends et respecte et qui, en même temps, est un véritable mystère pour moi.
J’ai quand même une forme d’intuition à ce sujet, qui méritera d’être confirmée par l’expérience.
Je repense à Juliette. Au téléphone, elle me dit qu’elle veut atteindre 50 kilos, parce qu’elle est persuadée qu’alors elle sera heureuse… Et en même temps, elle-même, elle n’y croit pas, à ce qu’elle dit, mais elle a besoin de vivre son expérience.
« – Tu penses que tu seras heureuse… D’accord… Si tu atteins cet » objectif » et que tu te rends compte que tu n’es toujours pas heureuse, il va se passer quoi, tu penses ?
– J’en sais rien. Je pense que je vais tout simplement continuer à vouloir maigrir jusqu’à ce que je disparaisse.
– J’ai bien conscience que tu as besoin de tenter ton expérience « pour voir », mais je dois te prévenir, parce que je ne me pardonnerai jamais de ne pas te mettre en garde : tu sais qu’il y a de grandes chances pour que tu ne sois pas plus heureuse quand tu pèseras le poids d’une plume et que tu deviennes même très faible et épuisée ? J’entends bien que TOI, tu te vois grosse, même si on te dit que c’est une déformation. Que TOI, tu as un besoin irrépressible de voir ce que ça fait, de faire 50 kilos, même si tu sais que ça ne résoudra rien. Alors, qu’est-ce que tu vas faire ?
– Je sais que je vais droit dans le mur, mais je crois que j’ai pas vraiment envie de m’en sortir. Pour moi, prendre du poids, ce serait pire que mourir…. Je crois… Non. En fait, c’est sûr. »
Autre exemple, Greg, la trentaine. Lui et moi, on échange depuis plusieurs mois déjà. Les nouvelles sont tristes à chaque fois et les choses ne changent pas, mais il ne franchit pas le pas de se faire accompagner dans le cadre de programmes qui ont des chances de fonctionner.
Dans ses meilleures phases, il parvient à ne pas faire trop de sport « compensation » (= il arrive à ne pas marcher cinq heures par jour) et à ne pas faire de crises en journée. C’est le soir, quand sa compagne et son fils sont endormis, qu’il craque. Pour quelqu’un qui enchaîne les crises toute la journée, ça peut avoir l’air d’un moindre mal, de ne criser que le soir. Sauf que la terreur ne vient même pas de la quantité d’aliments ingérés, mais de l’obsession de la nourriture qui plane comme une ombre, du matin au soir.
Il me parle de « désespoir », de « peur permanente », d’ « angoisse atroces ».
« – Je n’ai pas de vie, en fait. Il y a des jours où je ne sais même pas si je vais tenir. J’ai cherché des moyens de me suicider sur Internet, juste au cas où.
– Ah oui, à ce point. J’entends bien que les crises et le sport intensif prennent moins de place dans ta vie en apparence, mais tu tiens un discours vraiment alarmant, que je n’avais jamais entendu jusqu’à présent. Je t’ai parlé de plein de solutions possibles. Qu’est-ce que tu vas faire ? Pourquoi tu restes comme ça ? Tu as pourtant des adresses, des portes auxquelles taper.
– J’en sais rien. Une partie de moi sait qu’un jour, ce sera tellement dur que même le sourire de mon fils ne sera plus suffisant, mais une autre partie de moi a peur d’échouer et que ça soit encore pire après. »
Ce sont des types de raisonnement qui me donnent un grande tristesse et qui en même temps déclenchent en mois une immense vague d’empathie.
On sent la peur qu’il y a de lâcher la familière violence pour l’inconnue nouveauté qui, inéluctablement, demandera de sortir de sa zone de confort. Ce serait déplacé de parler de complaisance, parce que ces personnes vivent littéralement dans la peur et la souffrance. Mais au moins, dans cette peur, on a ses repères, on peut se replier sur soi et panser ses propres plaies. On ne prend pas le risque de se blesser davantage, même si on sait qu’on est quelque part agonisant.
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Et puis, une autre idée prend forme, au fur et à mesure que mes échanges avec des personnes boulimiques ou anorexiques se multiplient. Je crois que plus on vit sur ce mode violent et rigide envers soi-même, plus on a peur d’en sortir, à cause de la crainte de regretter amèrement.
Regretter quoi, au juste ?
Il est possible que, quand on a vécu trop longtemps dans la douleur, il soit dévastateur de découvrir sans y être préparé(e) qu’on aurait pu s’en sortir avant, qu’on aurait pu ne pas « perdre » autant de temps.
Bien évidemment, on n’a vraiment pas perdu de temps, à proprement parler. On a fait ce qu’on a pu avec ce qu’on avait. Et, aussi bizarre que cela puisse sembler aux personnes qui ne connaissent pas elles-mêmes l’addiction, il faut être prêt(e) à prendre le risque d’être heureux(se), pour faire la démarche de sortir de la violence et de choisir le challenge.
Découvrir qu’on peut se sortir en quelques mois d’une addiction qu’on traîne toute sa vie, ça peut être un tsunami émotionnel.
Je me demande si, lorsqu’on vit la souffrance du TCA ou celle de toute autre addiction au quotidien, on ne finit pas par se dire que si on est là-dedans, il y a une raison, que si on avait pu s’en sortir, on l’aurait déjà fait et, dès lors, on préfère se protéger de toute possibilité de se prouver le contraire.
C’est une supposition et je serais extrêmement reconnaissante aux personnes qui ont d’autres avis à apporter de les mentionner en commentaire.
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Quand est-ce que je suis dans la violence ? Quand est-ce que je suis dans le challenge ? Comment je sais, ça ?
Parlons d’Alice. Elle joue du piano. Elle adore jouer en public, mais comme elle n’a absolument aucune confiance en elle ça lui fait super, super peur. Tellement qu’elle en a des réactions physiques (des tremblements, des sueurs froides) et qu’elle a l’impression qu’on ne voit que ça. Alors, la plupart du temps, elle se retient, parce que la peur d’être ridicule, jugée, de se tromper en jouant, est plus forte. Mais parfois, elle a trop envie, alors elle joue quand même Par exemple dans les gares, en attendant son train.
Je lui demande :
« – Quand tu as franchi le pas de jouer en public malgré tout, que l’envie a été trop forte pour te retenir, tu t’es sentie comment après ?
– Franchement, trop trop bien. C’était juste trop bien. J’étais hyper contente, je me sentais à ma place, je me sentais complètement dans le moment. En fait, j’arrivais même plus à m’arrêter de jouer. »
Pourtant, elle me dit qu’elle a fait des erreurs, elle a dû changer de morceaux en cours de route, parce qu’elle ne se souvenait plus de comment les terminer.
Elle n’a pas été « parfaite ». Mais en sortant de sa zone de confort pour faire quelque chose qui la fait vraiment vibrer, elle est devenue plus que parfaite, parce qu’elle était complètement elle-même.
« Plein de gens m’ont dit que c’était trop beau, j’ai reçu plein de compliments, c’était trop cool ».
Eh oui, c’est toujours beau à voir et inspirant pour les autres, quelqu’un qui se challenge dans la bienveillance.
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Et vous, que vous inspire cet article ? Partagez vos impression en commentaire ou contactez-moi à masha@bouledevie.com
PS : Pour préserver l’anonymat des personnes mentionnées ci-dessus, il est bien évident que j’ai modifié les prénoms 😉
PPS : Illustration : Kelly, Dorian Vallejo
Avec toute mon amitié,
💛 Masha

4 Comments
CB
J’ai adoré ce thème d’article ! Je ne l’ai pas souvent vu abordé et j’ai vraiment trouvé ça intéressant comme tu l´as traité. Les témoignages c’est très parlant.
Pour te répondre sur le blocage dans sa zone de confort même si elle est violente je crois que c’est la peur qui nous empêche de tenter. Peur de l’echec, peur d’y arriver, peur d’esperer Une fois encore pour « rien », peur de l’ibconnu, peut d’abandonner les crises (comment survivre sans ?). Et quand on parle de peur pour nous, je dirais plutôt terreur. Une terreur paralysante.
Souvent j’ai entendu des gens commencer une thérapie parce que « de toute façon ça allait tellement mal qu’ils n’avaient plus rien à perdre ». Les fois où je me suis sentie désespérée j’avais moins peur, pcq du coup « c’etait Foutu » et foutu pour foutu, pourquoi aller voir ce psy dont on mal parlé il y a 2 ans… parfois c’est d’être au plus bas qui nous fait baisser la garde.
Bouledevie
Merci pour ton commentaire 🙂
Oui, tu as bien raison, c’est essentiellement la peur qui nous bloque. Et tu as raison aussi de parler de terreur. Même si ça peut sembler excessif comme terme quand on ne le vit pas soi-même, il correspond tout à fait à ce qu’on traverse parfois.
Quant à la suite de ton commentaire, je vois tout à fait ce que tu veux dire et du coup, ça me refait penser à cette impression que j’ai, que tant qu’on peut endurer une situation, on se croit obligé(e)s d’y rester. Comme si on aller bien, ce n’était pas un truc qu’on mérite.
Anonyme
Super article Masha, en plein dans mes interrogations du moment! 🙂
Bouledevie
Merci beaucoup 🙂