
Fragile équilibre ou de l’importance de respecter ses besoins élémentaires quand on souffre d’un trouble alimentaire.
« Lorsque vous ne dormez pas suffisamment, vous êtes comme des bébés ».
J’ai noté cette phrase de ma thérapeute, parmi les milliers d’autres que j’ai avidement consignées dans mon carnet à chacun de mes groupes de thérapie. Ça a l’air tout bête, mais, j’ignore pourquoi, celle-ci en particulier m’a vraiment marquée. A chaque fois que je déconne, je me dis : « en ce moment, tu n’es qu’un bébé ».
C’est difficile pour tout le monde d’être bien et de rester « digne » dans un état de fatigue avancé. Nous connaissons toutes et tous les effets physiologiques, chimiques, biologiques du manque de sommeil. Une personne « normale » fatiguée a sans aucun doute davantage de pulsions alimentaires, est plus irritable et trouve généralement tout plus difficile que lorsque elle est reposée. C’est clair.
Mais une personne boulimique et donc, dans la plupart des cas, hypersensible et borderline, a littéralement l’impression que tout son monde s’écroule lorsque elle n’est pas suffisamment reposée.
Personnellement, lorsque je suis fatiguée, je me sens agressée par tout ce qui m’entoure, comme si je n’avais pas de peau et qu’on pouvait me faire mal beaucoup plus facilement. Je me sens oppressée par les rires trop forts, les bruits de la ville, les conversations. Par la lumière aussi. J’ai l’impression que tout s’acharne contre moi. Pour donner une image, c’est comme si des centaines de mains me bousculaient, me tiraient les cheveux et me pinçaient. Un rien me donne envie de pleurer et je prends mal tout ce que l’on me dit. Je suis beaucoup plus maladroite que d’ordinaire et si je me cogne contre un meuble ou que je me prends un coin de table, ça me rend anormalement triste et ça me donne envie de tout casser. Bref, la catastrophe.
Comment peut-on comprendre cela lorsque l’on n’a pas de problème d’hypersensibilité et que le manque de sommeil ou tout autre déséquilibre a simplement des effets désagréables, mais pas insurmontables ?
Dans l’idéal, écouter nos besoins, même les plus basiques, devrait être une attention de chaque instant
C’est très difficile pour nous, « troublés alimentaires », de ne pas être exactement sur les rails de nos besoins ou de ne pas avoir tous nos voyants au vert.
Pour aller juste bien – pas ultra-bien, juste correctement – il faudrait que tous nos besoins physiologiques de base soient honorés.
Manger, dormir, bouger, c’est important pour tout le monde. Mais pour nous, c’est presque VITAL. Parce que le moindre écart engendre un sacré bouleversement, surtout avec nos personnalités radicales, qui font souvent en sorte que si une chose cloche, tout le reste doit clocher aussi.
En fait, notre hypersensibilité requiert une lecture très fine de nos besoins. Pour ne pas nous laisser submerger, il faudrait que nous soyons capables de nous dire à tout moment : « ok, là j’ai besoin de ça, peu importe ce que me dictent le contexte, les autres, ou mes idées reçues ».
Par exemple :
J’ai écrit ces lignes un samedi soir. A ce moment-là, cela n’allait vraiment pas très fort et j’étais vraiment fatiguée, d’une fatigue que je traînais depuis longtemps et dont j’avais beaucoup de mal à récupérer. Au fond de moi, j’avais envie de rester chez moi ce soir-là, de regarder quelques épisodes de ma série et de publier quelque chose sur ce blog. En toute sérénité, c’est exactement ce que j’ai fait. Point barre.
Quelques mois avant l’écriture de cet article, à moins que l’on ne m’ait déjà proposé quelque chose (que j’aurais accepté sans me demander une seconde si j’en avais envie), j’aurais cherché à tout prix des gens avec lesquels sortir, parce que dans ma tête, rester chez soi un samedi soir, ça craint et ça fait « la fille qui » n’a pas de vie. Or moi, je voulais être « la fille qui » s’éclate, la « fille qui » rit aux éclats sans raison sur les photos, la fille cool en somme.
Sincèrement, dans 90% des cas je m’ennuyais à un point indécent, m’imbibais d’alcool avec davantage d’indécence encore et finissais très mal le lendemain, héroïne d’aventures dont j’étais assez peu fière… Ce n’était pas dramatique, parce que j’étais « la fille réservée qui devient un peu dingue en soirée et qui fait rire tout le monde ». Et même si ça me rendait triste, misérable et que je sentais que je ne me respectais pas, au moins j’étais « une fille qui ».
Cette « fille qui » est un personnage extrêmement important pour moi, parce qu’à chaque fois que dans ma tête je pense en termes de « fille qui », c’est que je m’applique des idées reçues et des injonctions de me comporter d’une certaine manière, sans prendre en compte mes vrais besoins.
Aujourd’hui, je sors avec plaisir, lorsque l’occasion se présente, n’importe quel jour de la semaine. Et je n’ai pas peur de passer une soirée en week-end chez moi, voire tout le week-end à la maison, y compris seule (au contraire, c’est délicieux de buller devant des séries, dans la tenue qu’on aime, en faisant tout ce qu’on veut). D’ailleurs, lorsque je suis seule, je me sens tellement confortable désormais, que je ne fais pas que buller devant des séries. Je fais surtout beaucoup de choses que j’aime, je prends soin de moi et je travaille sur ce qui me plaît. Être seule n’est plus juste une parenthèse à l’abri du monde extérieur, c’est un vrai moment de plaisir vécu à fond et j’ai encore plus de plaisir à retrouver les autres lorsque je me suis suffisamment nourrie de calme et d’introspection.
Cet exemple n’est qu’une situation parmi les millions d’autres que je me suis infligées dans le passé. Il est l’occasion de rappeler que l’on est généralement tellement handicapé(e)s par notre peur d’être jugé(e)s, ou de ne pas correspondre aux canons collectifs, y compris en termes de style de vie, qu’on s’oublie totalement. Pour les non addicts, non hypersensibles, non borderlines, cela peut sembler évident : « je n’ai pas envie, donc je ne fais pas ».
Pour nous autres, qui souffrons de troubles alimentaires et possédons la personnalité qui va avec, c’est beaucoup plus compliqué que cela… On est tellement préoccupé(e)s par ce que l’on devrait faire, que l’on ne sait sincèrement pas vraiment ce que l’on désire. Au mieux, on sait ce qui ne nous plaît pas, et encore, pas toujours.
Voici un autre exemple :
Avec le temps, j’ai appris à oser m’éclipser des situations dans lesquelles je ne suis pas à l’aise, lorsque c’est possible, bien sûr. En ce vendredi soir, je me suis forcée à sortir, pour ne pas être « la fille qui » reste chez elle un vendredi soir/n’a pas de vie sociale. Me voici donc avec des amis. Je m’ennuie, il y a trop de bruit dans le resto, je ne suis pas intéressée par la conversation de mes voisins qui, d’ailleurs, l’ont bien remarqué et se gardent volontiers de m’y inclure. J’ai tout simplement envie de rentrer. On a enfin terminé le dîner et intérieurement, je revis. Je me dis que ça va être long d’avoir la note et l’idée de devoir attendre que chacun paye sa part me plonge dans un réel désespoir. Mais je vais serrer les dents et dans moins d’une heure, je serai tranquille chez moi.
Seulement, au dernier moment, une fille dans le groupe décide de commander un dessert. C’est un cauchemar.
Dans une telle situation, l’ancienne moi serait restée, parce que ça ne se fait pas de partir en plein milieu d’un repas, « non, ça ne se fait pas du tout, que vont penser les autres, en plus ça fait vraiment la fille blasée, la fille asociale » – et je serais restée en me tortillant d’impatience sur ma chaise, en ne faisant même plus semblant de ne pas m’ennuyer et en trahissant ma détresse par des soupirs sans doute désespérants pour mon voisinage proche.
Cela me paraît tellement simple aujourd’hui. Pourtant je ne réussis à le faire que depuis peu et encore, pas toujours : « désolée, mais je vais y aller, passez une bonne fin de soirée » (Sourire. Sincère).
Parfois, on ne peut pas partir, lorsque l’on est coincé(e) au travail par exemple. Ces moments-là étaient sans aucun doute les plus éprouvants pour moi. Mais au moins, je ne m’en voulais pas, parce que je savais que j’étais obligée de rester (en revanche, j’étais absolument furieuse contre la situation ou la personne qui m’empêchait de m’évader et je passais rarement une journée de travail sans boulimies compensatrices) …
Je n’ai évoqué que des situations ultra-courantes et ultra-banales du quotidien. Pour autant, ce sont bien ces situations qui font que la vie peut devenir insupportable.
Se sentir bien, ce n’est pas dans les grands moments de l’existence que ça se joue, ni dans les principes ou les concepts, mais dans tous les moments banals, qui sont justement ceux que l’on trouve trop peu importants pour s’écouter.
D’un côté, donc, on a un besoin vital de s’écouter et, de l’autre, on en est tout simplement incapables, parce que c’est à mille lieux de nos occupations quotidiennes et qu’à moins d’être vraiment en détresse, on ne fera pas attention à nos signaux.
S’écouter, ça commence comment ?
Comme pour tout changement, cela doit venir tout doucement, selon moi… Sinon, on bouleverse tout notre équilibre et c’est foutu.
Je pense qu’il faut prendre toutes les situations en apparence insignifiantes comme de potentiels tremplins de changement, en se demandant dès que possible : « là, physiquement, au fond de moi et de manière totalement primaire (sans filtre, sans jugement), de quoi ai-je vraiment envie? ». Et même si l’on n’a pas forcément la possibilité de concrétiser cette envie, au moins se laisser le droit de l’écouter sans la juger est une marque de respect minimal que l’on se doit à soi-même.
D’une part, il y a des centaines d’épisodes « insignifiants » par jour, donc autant d’occasions d’essayer de s’écouter. D’autre part, parmi ces situations du quotidien, certaines ne nous engagent pas beaucoup et, sans risquer grand-chose à essayer de s’écouter, on y gagne forcément (est-ce que j’ai vraiment envie de sourire autant ce matin, ou est-ce que je le fais parce que je crois que ça fait de moi une fille qui est bien dans sa peau et socialement épanouie? ; est-ce que là, tout de suite, j’ai envie et besoin d’aller à ce cours de sport, (sachant qu’en rentrant je vais sans doute dévaliser mon frigo parce que je serai trop tendue de ne pas m’être écoutée), ou est-ce qu’aujourd’hui j’y vais seulement parce que je pense que ça fait de moi une personne qui fait les bons choix de vie et que ne pas y aller fait de moi une personne paresseuse et sans volonté? est-ce que ça me dit vraiment de téléphoner à ma famille maintenant, ou est-ce que je le fais parce que je crois que ça fait de moi quelqu’un de bien, alors même que je n’ai strictement aucune envie de parler à qui que ce soit?).
Comme on n’est pas habitué(e)s à s’écouter, ni à prendre nos besoins et envies au sérieux, ça peut être très difficile de savoir ce que l’on veut ou pas, surtout pour des questions qui nous semblent sans importance et dans des situations dans lesquelles on agit machinalement d’habitude.
Dans certains cas, on peut interroger la sensation physique
Un bon indicateur pour moi : je m’imagine en train de mener l’action qui me pose question (je me vois et je me sens en train de dire bonjour à tout le monde avec un sourire jusqu’aux oreilles, en train de faire du sport ou au téléphone avec ma mère) et je vois ce que ça me fait physiquement et notamment au niveau du ventre. Dans de nombreux cas, ça marche très bien : j’éprouve soit un petit pincement de malaise, soit un frisson de plaisir et j’agis en conséquence, quand c’est possible et quand j’en ai le courage … si je n’éprouve rien, c’est qu’à ce moment et dans cette situation je n’en sais rien, tout simplement.
En s’écoutant de plus en plus pour de vrai (pas en validant ses envies uniquement si elles correspondent à l’idée qu’on se fait de ce qu’il est valable ou acceptable), on s’affranchit petit à petit des boulimies… On ne peut pas toujours faire ce que l’on voudrait faire, mais déjà accepter pleinement ce dont on a envie sans s’infliger des stops mentaux (non, tu ne devrais pas avoir envie de faire la sieste en plein après-midi) est essentielle. On perd moins d’énergie en arrêtant de résister contre l’irrésistible. S’interdire d’écouter ses envies et ses besoins sans systématiquement les analyser et les juger, c’est comme d’être sans cesse accompagné de quelqu’un qui nous couperait la parole à chaque tentative d’expression (c’est la même chose lorsque l’on s’adresse des messages négatifs à longueur de journée : lire l’article De la douceur)
Au quotidien, chaque situation dans laquelle on a réussi à identifier un besoin et, si possible, à y répondre, apporte en elle-même un véritable soulagement. Chaque occasion de s’écouter est bonne à prendre. Je dirais même que plus l’occasion est futile et frivole, plus elle est précieuse : vous ne prendrez pas de risque à vous écouter. Au moins, essayez une fois et voyez ce que ça vous fait:
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