
BOULIMIE ET jugement : Otages d’une image
Alice est une femme active d’une quarantaine d’années, mère célibataire, cadre dans une grande entreprise. L’incarnation même de la femme forte et indépendante.
Chef d’équipe, elle est unanimement considérée comme une personne très compétente et carrée. Toujours prête à rendre service, on la décrit aussi comme très généreuse.
Dans sa vie professionnelle, donc, Alice, c’est la nana qui assure. Elle sait où elle va. Elle gère sur tous les fronts. Elle est limite incassable. Elle est presque intimidante, on sent qu’elle n’est pas là pour rigoler.
En off, la vraie vie d’Alice, c’est : se retrouver tout le temps à gérer des projets qui ne sont pas les siens, travailler comme une folle en ayant le sentiment de passer à côté de sa vie, se noyer dans la boulimie, tous les jours, souffrir de douleurs physiques chroniques, ne pas avoir de temps off, ne pas réussir à être vraiment présente avec ses enfants, parce qu’elle a tout le temps mille fois trop de travail.
Comment Alice se retrouve-t-elle dans cette situation ? C’est simple, on vient la voir pour lui demander des conseils en lui disant : « on se tourne vers toi, parce que vraiment, nous n’avons vraiment personne d’autre vers qui nous avons envie de nous tourner… toi, tu es tellement carrée, tellement compétente, tu ne te trompes jamais. »
Touchée par ces mots, elle accepte de regarder, juste jeter un oeil, aux projets des autres.
Puis on la remercie : « Tu es tellement généreuse, toujours prête à rendre service, à aider les autres. Si seulement tout le monde était comme toi. »
Ça lui fait quelque chose de fort, d’entendre ça. Elle qui a l’impression de n’être rien. Qui, malgré tous ses succès professionnels, se sent toujours insuffisante et qui pense trouver dans la reconnaissance professionnelle le sentiment d’exister qu’elle recherche avidement, depuis toute petite.
Alors, malgré un tout petit pincement au cœur, qu’elle préfère ignorer, elle accepte de prendre un peu plus.
Elle propose même : » Si tu veux, je vais jeter un oeil à ton travail, je te fais mes retours quand je peux.«
Et puis ça se termine en soirées de travail prolongées, jusqu’à minuit, une heure, deux heures du matin, à plancher sur des dossiers qui ne sont pas les siens. De longues heures de solitude entrecoupées d’énormes crises de boulimie.
A ravaler ses larmes, sa rage sourde, cet intolérable sentiment d’injustice.
Quand les autres lui disent merci, elle leur répond : « Oh, c’était rien, ça me fait plaisir. » Si elle était attentive à ce qui se passe en elle, elle sentirait qu’au moment où elle prononce ces mots, quelque chose se déchire dans son coeur.
Mais elle préfère ne pas écouter. Dans les heures qui suivent, elle se punit en s’infligeant (ou en s’offrant ?) une énorme crise de boulimie, qui durera des heures.
Voilà la vraie vie d’Alice.
Alice est otage du jugement que les autres projettent sur elle. Jugement flatteur, certes, mais jugement tout de même. Qui la valide, la touche en plein cœur, lui donne une place, une consistance.
Etre compétente et carrée, c’est son passe-droit auprès des autres, ce qui lui donne le droit d’exister. Impossible, donc, de faillir à la mission.
Carrée, compétente, consciencieuse, généreuse, toujours prête à rendre service. C’est ce qu’elle doit être, quoi qu’il lui en coûte .
Elsa, c’est la jolie fille. On admire sa beauté, sa minceur. Dans l’imaginaire collectif et dans le sien, beauté et minceur sont inextricablement liés.
Du coup, toute son énergie est concentrée sur le maintien de cette image. Elle a une peur bleue de prendre ne serait-ce qu’un gramme. Prendre du poids, c’est disparaître, ne plus être rien.
Si elle n’est pas cette jolie fille, pas n’importe quelle jolie fille, LA jolie fille, dans toute sa minceur, elle n’existe plus.
Prendre une taille de vêtements, ou quelques kilos, c’est échouer dans sa mission de vie. C’est passer du statut de star à celui de moins que rien, en un clin d’œil, par le simple pouvoir des chiffres.
Elsa n’a d’autre choix que de se battre tous les jours pour rester cette jolie fille.
Chaque menace la fait chavirer complètement et l’oblige à redoubler d’efforts : une fille « plus jolie », plus mince qu’elle ; quelqu’un à qui elle ne fait pas d’effet, malgré tout son charme ; une fille tout en rondeurs et tellement pétillante, qui attire les gens comme un aimant, pendant qu’elle-même se cramponne à son besoin de minceur ; une personne cultivée et profonde, exactement ce qu’elle est persuadée de ne pas être.
Marie, c’est la femme dont on a toujours dit : » Elle est tellement courageuse ! Elle est tellement généreuse ! Elle a le cœur sur la main ! «
Elle fait toujours passer tout le monde avant elle-même. Elle se plaint beaucoup : les gens abusent d’elle, elle se dit « trop bonne, trop conne ». Mais en face, elle garde le sourire. Elle passe sa vie à rendre service. Et quand on la remercie, elle répond : « Ah mais non, c’est rien du tout. »
Marie a toujours été extrêmement travailleuse. Elle a fait toute sa carrière dans l’hôtellerie – elle a le profil parfait, puisqu’elle est dévouée et ne compte pas ses heures. Elle a donc toujours été extrêmement appréciée par ses chefs.
Elle est complètement esclave de son travail : le soir, quand elle est chez elle, ou pendant ses jours de congé, les gens continuent de lui téléphoner pour lui demander comment faire telle et telle chose. Elle souffle : « Les gens peuvent pas se débrouiller, non? » Mais impossible pour elle de leur apprendre à se passer d’elle. Quelque part, ça la rassure un peu qu’on ne l’oublie pas.
On a besoin de moi. Je suis importante. J’existe.
Même quand elle est à plat, elle va travailler, en rampant s’il le faut – « Ah, Marie, elle s’absenterait de son propre enterrement pour venir travailler. Vraiment une employée en or« , dit son patron à ses amis patrons, qui pâlissent d’envie.
La grande consolation de Marie, dans cette vie de dur labeur, ce sont ces quelques compliments qu’elle reçoit des autres.
Ces mêmes compliments qui la maintiennent en otage parce qu’elle VEUT être généreuse. Elle VEUT être gentille. Qui voudrait ne pas être tout ça ?
Les autres émettent ces jugements positifs absolus : « elle EST courageuse » ; « elle A le coeur sur la main » ; « c’EST un Sainte », parce que cela les arrange bien qu’elle soit comme ça.
Mais elle vit pour ces miettes de reconnaissance.
Elle ignore que derrière son dos, ces mêmes personnes disent aussi : « Ouais, enfin elle est généreuse, mais c’est quand même surtout une sacrée carpette. » Elle est appréciée, aimée même. Mais la plupart des gens aiment surtout ses fonctions, sa capacité à servir. Une minorité se réjouirait de la voir taper du poing sur la table, ceux qui l’aiment pour sa personne.
Par la simple magie de leurs jugements, les autres ont, sans le savoir, pris en otage ces jeunes femmes.
Ravies d’être quelque chose aux yeux des autres, elles vont tout faire pour valider ces images.
Surtout, ne pas risquer de décevoir.
Ne pas se faire démasquer.
Ne pas laisser l’autre découvrir l’imposture.
Faire une seule chose qui ne validerait pas cette image, c’est prendre le risque de perdre sa place à tout jamais. « Ils vont se dire qu’en fait, je ne suis pas ce qu’ils croyaient. Je vais les décevoir. »
Alors, pour maintenir ces images de soi, on adopte un comportement jusqu’au-boutiste, en mode
« toujours».
Si on fait un pas de travers et qu’on croit deviner de la déception chez l’autre, alors tout est foutu, on n’est plus RIEN.
Le fameux mode tout ou rien des personnes hypersensibles…
Lorsqu’on nous dit : « Toi, vraiment, tu es quelqu’un de carré », alors on se dit qu’il faut que nous soyons toujours carré.e, que nous répondions toujours à cette image en toutes circonstances.
Toujours de bonne humeur, toujours bien habillée, toujours partante pour faire la fête jusqu’au petit matin…
Il faut avoir une maison toujours impeccable, être toujours bien maquillée, toujours penser aux autres, toujours avoir le mot qu’il faut, être toujours douce.
Au-delà du besoin d’être aimé et validé, qui selon moi est bien présent, mais n’est que la couche superficielle du problème, il y a une véritable souffrance identitaire.
Un vide identitaire, un vide de substance, ce fameux sentiment de n’être rien.
C’est cette souffrance identitaire, ce néant du Soi, cette absence de substance, que reflète le sentiment de vide que ressentent tant de personnes boulimiques.
Et pour échapper à ce vide abyssal, on est prêt.e à tout, même à se travestir, à tailler dans son intégrité, à adopter des comportements en désaccord avec ce que l’on veut être profondément.
Mais peu importe, si on se fait du mal ou si on se manque de respect, puisqu’on existe aux yeux des autres : on est cette fille toujours disponible pour aller en soirée ; ce mec qui a une sacrée descente et qui est tellement drôle quand il a bu ; cette nana qui a toujours des histoires de cœur improbables qui amusent tout le monde ; le mec tellement gentil, toujours disponible pour écouter les autres, etc
Mais au fond, il y a toujours ce sentiment de solitude. On n’est pas tout à fait dupe. On se demande combien de temps on va tenir comme ça.
Et on est en colère même : on trouve ça injuste de n’être que ces étiquettes, en-dehors desquelles on ne se laisse plus le droit d’être. Et on est en colère contre les autres, de ne pas nous considérer au-delà de ces jugements.
Pour reprendre les termes de Théo : « J‘en ai marre d’être le mec poli, lisse gentil. J’en ai marre qu’on ne me voie que comme ça. Je suis juste le mec sympa à qui on raconte ses problèmes. Je me sens limite infantilisé par les femmes. J’en ai assez de n’être que ça. D’ailleurs, je ne suis même pas sûr d’être vraiment ça, au fond, j’ai l’impression que tout le monde se trompe à mon sujet. »
Une jeune femme que j’accompagne résume magnifiquement bien ce sentiment d’être pris en otage en disant :
» Je me sens engluée dans la pseudo admiration des autres. J’étouffe. »
Il y a deux choses que je voudrais partager avec vous.
La première, c’est qu’il n’est pas nécessaire de se plier en mille pour être respecté et apprécié. En fait, se plier en mille est la pire stratégie possible pour obtenir de la reconnaissance et du vrai respect. A l’instar de Marie, que les gens trouvent aussi soumise que généreuse.
Aux personnes qui ont la terreur de quitter ces étiquettes (c’est le cas de toutes les personnes boulimiques que j’ai rencontrées dans ma vie, c’était évidemment mon cas avant et encore aujourd’hui, je reste attentive à ne pas me laisser assujettir par le jugement des autres, surtout positif), je dis que celles et ceux qui tiennent vraiment à elles se réjouiront de voir qu’elles se libèrent de ces rôles.
Et puis, je voudrais revenir sur ce « toujours ». Je repense à l’exemple d’une jeune femme dont les frères sont très sportifs. Elle se sent très souvent « nulle » à côté d’eux.
Un jour, un de ses frères lui propose un trekking de plusieurs jours, avec du bivouac. Elle a envie de trekker, mais pas cinq jours. Pas envie non plus de ne dormir que sous tente tous les jours. Dans l’idéal, elle ferait seulement la moitié du trek et prendrait une nuit en refuge.
Mais comment lui dire ? Il va lui dire de faire un effort, de se bouger. Et puis, il va penser qu’elle n’est pas sportive. Et surtout, elle-même risque de se prouver qu’elle n’est pas vraiment sportive. Qu’elle est une imposture. Non, non, elle ne peut pas. Elle doit être sportive, agir en sportive, sinon, elle est perdue.
A l’issue d’une longue discussion entre elle et moi, elle a réalisé plusieurs choses.
En quoi le fait de respecter ses limites, de n’avoir pas toujours envie de faire le truc à fond fait d’elle « une fainéante » ?
En quoi avoir envie d’une vie active 70% du temps, ou 10%, même, selon les moments, fait d’elle une personne non-sportive ? Si elle a envie d’être sportive, pourquoi devrait-elle forcément l’être dans une version absolutiste ?
Je me considère personnellement comme une personne très sportive, cela fait pourtant des mois que je ne fais pas de sport et je suis essoufflée quand je monte un étage.
On a tout à fait le droit de vouloir être défini par une étiquette qu’on choisit consciemment (par exemple, j’ai envie d’être une personne sportive, j’ai envie d’être une personne authentique, j’ai envie d’être une personne qui prend soin d’elle).
Le problème est dans ce « toujours », car pour coller à cette étiquette, on s’y met à 110 % : si ma maison n’est pas toujours impeccable, alors j’ai raté, alors je suis négligée, alors plus rien n’a de sens.
Si je suis censée être une personne souriante et qu’un jour, je ne suis pas bien et que je n’arrive pas à sourire, alors c’est fini, je perds mon titre.
Mais, ça ne marche pas comme cela.
Et les personnes qui vont vous faire croire que vous devez constamment coller à l’image qu’ils se font de vous, en vous « déclassant » dès que vous ne collez plus à votre image – » Bah dis donc, tu fais la gueule. Sympa. T’es pas marrante en fait » – sont les mêmes qui vous plaquent un jugement positif parce que ça les arrange (Bah oui, ça arrange qu’il y ait des personnes « compétentes », « carrées », « généreuses », à qui on peut demander des services illimités).
Donc, pour coller à une pseudo admiration, est-ce que ça vaut la vraiment la peine de se faire autant de mal ?
Les gens qui vous respectent et vous estiment n’attendent pas de vous que vous soyez tout le temps souriant, tout le temps en forme, tout le temps serviable, tout le temps au top. Parce que PERSONNE n’est comme ça.
Il y a selon moi une vraie clé derrière ce néant identitaire, pour se libérer définitivement de l’addiction.
A suivre, donc.
