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Avez-vous été bien sage ? La boulimie, l’addiction des enfants sages

Souvent, la boulimie et l'hyperphagie s'accompagnent d'autres addictions ou dépendances : alcool, jeu, dépendance affective, sexe, drogues, médicaments. Ou alors, c'est la manière de vivre elle-même qui est "boulimique".

Je me suis souvent demandé pourquoi j’avais été addict à la nourriture et pas à autre chose.

Bon, en réalité, j’ai été addict à d’autres choses : le tabac et les relations toxiques. Je me suis beaucoup réfugiée dans l’alcool aussi, à certains moments de ma vie. Et lorsque j’ai reçu certains traitements médicaux, j’ai consommé les substances prescrites avec boulimie. J’avais besoin de « les sentir passer ». De même, quand je sortais, soit je ne buvais pas une goutte, soit je finissais ivre morte.

En fait, disons que ma manière de tout consommer se faisait sur un mode addict. Tout ou rien. Si je mettais un doigt dans l’engrenage, ma consommation devenait démesurée.

 
 

Mais ma grande addiction, ma grande relation de dépendance, celle qui a commencé le plus tôt et qui s’est poursuivie chaque jour jusqu’à il y a quelques années, c’est l’addiction à la nourriture. La boulimie.

Mais pourquoi, par exemple, n’ai-je pas été addict à la drogue ?

Quand je me pose cette question, ce qui me vient, c’est la peur :

D’abord, la peur de prendre des substances qui me feraient complètement perdre le contrôle.

Mais c’est surtout la peur de faire quelque chose d’interdit. Et par interdit, j’entends : quelque chose qui est socialement désapprouvé. Et plus précisément, j’entends : quelque chose que papa, maman et le reste de la famille n’apprécieront pas. Quelque chose qui me relèguerait au rang de « marginale ». Et être désapprouvée par n’importe quel membre de ma famille me faisait faire des cauchemars la nuit.

Une jeune femme que j’accompagne en thérapie a partagé, au sujet d’un ami à elle qui consomme de la drogue :

Je trouve toxique qu’il se drogue. Je trouve que cela lui créé des dépendances qui l’enferment, que sa façon de gérer ses angoisses, gérer sa vie ne l’aide pas à avancer, se sentir vraiment bien, aller mieux (s’il le veut). Moi j’ai choisi la nourriture comme addiction parce que socialement ça marche, lui il dépasse le cadre « législatif », c’est transgressif pour moi, ça isole aussi. »

Elle l’exprime si justement :

« J’ai choisi la nourriture comme addiction, parce que socialement ça marche ».

Le reste est transgressif.
Le reste dérange.
Le reste pose problème.
Le reste est visible.

Ce que je partage avec vous aujourd’hui n’est pas une théorie scientifique. Je ne suis même pas certaine d’avoir encore les mots et la clarté à ce sujet pour vous décrire mes idées avec justesse.

J’aime observer la boulimie sous différents angles et proposer différents regards à son sujet. Chaque exploration me confirme à quel point l’addiction est un sujet infiniment plus complexe qu’une simple question d’habitudes alimentaires ou d’astuces à mettre en place pour éviter les crises.

J’ai déjà partagé en quoi la boulimie m’apparaît comme un réflexe de révolte (« La boulimie, un réflexe de révolte » , sur mon blog Boule de Vie).

Certains thérapeutes, à très juste titre, la considèrent comme un réflexe de survie, ce à quoi j’adhère à 100%.

J’ai envie d’explorer aujourd’hui en quoi elle est ce que j’appelle l’addiction des enfants sages.

L’addiction de la honte

La boulimie, c’est l’addiction qu’on s’inflige à l’abri des regards.
C’est aussi l’addiction qui ne dérange pas les autres. On se l’inflige à l’abri des regards, dans la solitude et la honte. C’est l’addiction qui isole et exclut, par excellence.

Très, très loin de moi l’idée de prétendre que la toxicomanie ou l’alcoolisme, comme d’autres formes d’addictions, n’isolent pas. Il me semble toutefois que ce sont des addictions qui peuvent être partagées. Qui peuvent même se déguiser en moment de détente sociale (des tas de personnes addicts pensent simplement « se détendre entre potes »).

On peut se mettre sans problème des cuites en famille, ou entre amis. Dans des lieux publics. Tant que l’alcoolémie ne prend pas trop de place, que la personne n’est pas manifestement en perte de contrôle, ça ne dérange personne.

On peut partager sans problème de la drogue, à plusieurs. Quand je dis sans problème, je ne parle pas de l’aspect légal, mais de l’aspect culturel, sociétal.

Les boulimiques ne se font pas des crises à plusieurs. Les boulimiques ne partagent pas leurs crises. Ce ne sont pas des moments de convivialité. Si une crise se déroule à l’occasion d’un moment de convivialité, elle se déguise en bon appétit et elle reste une crise incomplète, ne jouant pas totalement son rôle de décharge.

Non, la boulimie et ce qui s’y rapporte se déroule à l’insu de tous, dans la honte.

Si, d’ailleurs, je devais donner une qualité, une caractéristique, une marque de fabrique à la boulimie, ce serait bien la honte.

On croit souvent que la honte est le résultat du trouble alimentaire : « j‘ai honte parce que je n’arrive pas à me contrôler » ; « j’ai honte que des millions de gens meurent de faim pendant que moi, je m’empiffre et me fais vomir » ; « j’ai honte que mon corps prenne autant de poids en si peu de temps » ; « j’ai honte de me laisser aller comme ça » ; « j’ai honte, parce que des gens ont de vrais problèmes et moi, je n’arrive pas à me sortir d’un truc aussi bête que la boulimie. »

Je ne suis pas d’accord avec ça : pour moi, la honte précède le trouble alimentaire.

Elle est déjà incrustée dans chaque personne qui connaîtra la boulimie et l’hyperphagie.

Elle la précède, elle en est même la matière, le terreau.

Une personne boulimique ou hyperphage, quelles que soient ses qualités, ses capacités, a profondément honte d’au moins une partie d’elle-même. Et cela indépendamment du trouble alimentaire.

L’addiction de celles et ceux qui ne veulent surtout pas déranger

La crise de boulimie et tout ce à quoi elle donne lieu – vomissements, sport, régimes, jeûne, hypercontrôle – c’est la punition qu’on s’inflige en silence. A part dans de très rares cas, c’est un moment qu’on vit seul.e, un moment de pur lâcher-prise, d’ailleurs (peut-être le seul qu’on s’autorise dans sa vie). Mais du début à la fin du processus, ce qui prime, c’est : ne pas être vu.e, ne pas être démasqué.e.

Je pense là à une jeune femme qui fait figure d’exception, puisque, jusqu’il y a peu, elle partageait avec ses proches ses crises de boulimie, en envoyant des photos de tous les emballages. Le champ de bataille après l’affrontement, en somme.
Elle explique qu’elle « a besoin que ses proches voient que non, ça ne va pas. Qu’elle vit des moments comme ceux-là, aussi. »
Quel cri du coeur. Ce genre d’actions, c’est le réflexe de révolte dans toute sa splendeur. Le refus de se faire toute petite.

Au fond de soi, on aimerait prendre de la place. On aimerait briller de toutes ses forces. Mais ce sentiment profond d’insuffisance vient toujours, à un moment ou à un autre, nous rappeler qu’on ne doit pas trop prendre de place, justement.

Le paradoxe avec la boulimie, c’est que c’est à la fois un acte d’auto-agression, d’auto-destruction et, en même temps, un mécanisme qui maintient en vie et par lequel l’envie de vivre s’exprime.

C’est l’addiction des personnes qui voudraient se révolter, qui sont profondément en colère, mais n’osent pas déranger.

C’est souvent l’addiction des personnes qui n’ont pas pu faire de caprices étant petites, ni leur crise d’ado. Cela ne les empêche pas de passer pour très caractérielles, parfois, aux yeux de leurs proches. Mais c’est rarement quelque chose d’assumé. Si révolte il y a, elle est généralement suivie d’une énorme culpabilité.

Je me souviens qu’à chaque fois que j’exprimais ma colère, je vivais des moments de torture intérieure terribles.

Petite, j’admirais les enfants fugueurs. J’aurais voulu, j’aurais dû m’enfuir plus d’une fois de chez moi. Mais j’avais trop peur. Même pas des représailles, mais du déshonneur, de la désapprobation de mes bourreaux.

Je voulais plaire et être validée, y compris (surtout?) par les personnes les plus toxiques et les plus violentes avec moi.

Je n’ai pas eu de moments où j’ai pris toute ma place et accepté de déranger. L’idée de déranger qui que ce soit m’était absolument insupportable. D’ailleurs, j’organisais ma vie autour de cette obsession de ne surtout déranger personne.

J’étais extrêmement honteuse de faire des vagues. Alors même que personne ne se préoccupait de moi, que je me suis débrouillée seule presque toute ma vie, j’ai par exemple mis des années à fumer devant mes parents. Jusqu’à mes 25 ou 26 ans, je leur ai caché que j’étais fumeuse.
D’ailleurs, c’est comme si, à partir du moment où je m’étais mise à assumer de fumer devant eux, cela n’avait plus autant d’importance pour moi. J’ai définitivement arrêté le tabac quelques semaines après avoir osé fumer devant mes proches et m’assumer comme « fumeuse » devant eux.

La boulimie, cette friction entre besoin violent d’exister et terreur de déranger

Quelques partages de personnes que j’ai accompagné, ou que j’accompagne vers leur liberté :

« Moi on me disait souvent  » tout va bien avec toi, tu n’es pas une enfant difficile, tu ne bois pas, tu ne fumes pas, tu es sage, tu as de bonnes notes ». Ça m’énerve tellement quand j’y repense, parce qu’il suffit d’avoir l’apparence d’être lisse pour qu’on soit réputé aller bien. Il suffit de répondre à certains critères pour qu’on pense que tout roule. « 

«  Puisque je suis si parfaite aux yeux des autres, je n’ai pas le droit à l’erreur. Mais du coup, personne ne m’a jamais demandé vraiment si ça allait.
Avec la boulimie, j’ai pris du poids et, d’une certaine manière, j’étais contente de ça parce que ça rendait mon mal-être visible. Bah en fait raté, au lieu de me demander comment ça allait, au lieu de voir qu’au fond ça n’allait pas, on me disait « quand même tu pourrais faire un effort. » »
Et même, parfois on me disait : « toi qui es si volontaire, si parfaite, tu peux quand même faire un effort pour maigrir. »

« Petite, j’avais envie de me casser quelque chose, d’être malade, d’avoir un truc grave et visible pour qu’on me remarque. »

« Depuis que je ne suis plus anorexique, que je n’ai plus une apparence de personne malade, mes parents considèrent que tout va bien. »
« J’étais une enfant très sage, mes parents me disent souvent d’ailleurs que j’étais “toujours d’accord”. »
 

Accepter de décevoir ou de déranger pour se libérer des addictions ?

Quels que soient mes efforts et résistances pour éviter de passer par là, il me semble que la vie me propose toujours de dépasser ma peur de prendre trop de place.
Oser briller, oser exister, oser occuper tout son espace.
Pas facile du tout.

En thérapie, on apprend aussi à accepter de décevoir l’Autre. On apprend que la déception de l’Autre ne parle que de lui/elle, de ses attentes. Pas de nous. Qu’on n’est pas là pour combler les autres et les satisfaire. On a le droit de le faire, mais par choix personnel. Pas parce qu’on a toujours procédé ainsi.

A mes yeux, il est absolument aberrant de travailler sur le contenu de l’assiette des personnes sujettes aux troubles alimentaires. On ne peut pas vivre dans la terreur de faire des vagues et être libre. On ne peut pas déployer tous ses efforts à se faire tout.e petit.e et espérer se libérer de l’obsession pour la bouffe.

Prendre sa place, s’autoriser à exister et se libérer des troubles alimentaires, cela va ensemble.

Accepter de déranger sans s’effondrer, ça s’apprend. Tolérer la déception de l’autre, ça s’apprend. Vivre en paix avec l’inconfort de l’autre, ça s’apprend.

6 Comments

  • Anonyme

    Je trouve ça très intéressant. Pour ma part le fait d’être boulimique et pas toxico serait aussi parce que j’aurais peur de perdre mon intelligence, mes pensées incessantes, ne plus pouvoir être dans mon mental quoi. J’ai toujours pensé (car on me l’a dis et j’ai vu quelques études) que la drogue grillait les neurones. C’est vraiment la peur de perdre le contrôle pour moi, d’ailleurs jusqu’à il y’a un an, je n’avais jamais osé être ivre, c’est que au nouvel an 2022 que je l’ai été pour la première fois, mais 100% lucide avec tous les souvenirs le lendemain, malgré une sacré dose quand-même. Je trouve encore ça bizarre d’ailleurs.

  • Anonyme

    Je crois que mon commentaire ne s’est pas publié alors dans le doute je vais le reposter.

    Globalement, je disais que pour ma part, la toxicomanie et l’alcool m’ont toujours effrayée, mais pas pour les mêmes raisons. Depuis toujours je suis différente, tout le monde le sait et je l’ai vu comme une tare pendant longtemps (encore aujourd’hui parfois), et donc ce n’est pas par peur de regard des autres que je suis boulimique et pas toxico où alcoolique. C’est par peur de perdre le contrôle. J’ai toujours entendu que la drogue grillait les neuronnes, et que l’alcool rend ivre, et j’avais peur de ne plus être maîtresse de mes actions. La première fois que j’ai osé être ivre c’était au nouvel an 2022, et uniquement parce-que je savais que ma sœur était là (j’avais 19 ans). Au final j’étais très lucide et j’avais tous les souvenirs le lendemain, je marchais juste moins droit et j’avais la vision trouble. Ce serait plutôt l’addition au tabac que j’aurais « choisis » par rapport au regard des autres, et aussi parce-que ça permet de sortir s’isoler de la foule avec d’autres fumeurs. Donc boulimie > garder le contrôle de mon esprit
    Cigarette > identité sociale et excuse pour respecter un besoin d’écart de la foule

    Cette article était très intéressant !

  • Nathalie

    Bonjour et merci pour ce texte. Moi, un an d’avance à l’école, 1ère de la classe longtemps, tout réussi bac, permis, concours et diplôme du 1er coup, 1er emploi CDI 21 ans. Mais rien ne suffisait à combler le vide relationnel avec mes parents. Et moi je l’ai « compris » très tôt en choisissant la nourriture (hyperphagie) dès l’âge de 6 ou 7 ans. J’ai 47 ans et toujours enfermée là-dedans, entre état dépressif et vitalité qui me maintient la tête hors de l’eau. La honte de moi me colle à la peau depuis l’enfance, l’envie d’être invisible paradoxalement (voire de disparaitre), la peur constante d’être remarquée, pas assez discrète. Vos mots sont une révélation pour moi. Alors merci, ils vont m’aider dans le processus thérapeutique que je poursuis, encore.

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