
Boulimie : chaque jour, un nouveau départ.
J’ai écrit cet article il y a deux ou trois ans* (je dirais qu’il date de 2015 ou 2016, puisque j’y évoque ma vie de bureau). J’avais déjà envie de partager mon quotidien avec transparence dans un blog, mais mon travail m’obligeait à un devoir de discrétion, incompatible avec la tenue d’un blog de ce genre (ou alors sous couvert d’anonymat et en taisant les aspects les plus « honteux », ce qui pour moi faisait perdre tout son intérêt au projet). Je ressors ou réutilise souvent mes écrits d’avant, que je me félicite vraiment d’avoir conservé. J’avais pris l’habitude de noter tout ce que je ressentais sur le vif. Aujourd’hui je ne ressens plus toutes ces choses avec la même intensité et je voudrais rester au plus près du symptôme, retranscrire le plus justement possible ce qui se passait dans ma tête à ce moment-là.
Chaque jour est un « nouveau départ » : aujourd’hui, ma journée sera parfaite, je ne serai pas bizarre, je ne craquerai pas, je serai normale, tout à fait normale.
Je commence ma journée de « normale » : petit-dej équilibré, avec des trucs complets, des fruits et tout ce qu’il faut. Je suis fière de moi. Une vraie nana équilibrée. Je suis géniale.Au boulot. Je travaille presque deux heures sans flancher. L’élan du « nouveau départ » me préserve temporairement de l’ennui immédiat.
D’un coup, je me dis « tiens, je n’ai pas encore pensé à manger »… Et à partir de là, je suis sur le fil du rasoir… J’y ai pensé et ça ne me quitte plus. Je vais prendre un café, pour faire quelque chose, me donner une contenance.
Miracle, j’arrive malgré tout à me replonger dans mon travail et à oublier ma « faim » dévorante.
Mais finalement quelqu’un passe la tête dans le bureau, me propose une cigarette,… aie, j’avais prévu une journée sans clope, sans bouffe,… Mais quand on m’a proposé cette cigarette, j’en ai eu très envie et j’ai failli dire oui, alors ça veut dire que je ne suis pas prête, donc je devrais fumer cette clope, puisque de toute façon je suis incapable d’avoir la moindre parcelle de volonté, il suffit qu’on me propose un truc et je craque, je suis incapable de tenir mes propres promesses… je ne suis qu’une grosse qui ne sait pas se retenir… Allez, va fumer, la grosse. De toutes façons, tu as gâché ta journée, avec ton manque total de volonté. Tu es consternante.
Alors je vais fumer cette cigarette, je prends cette pause non prévue dans mon programme parfaitement millimétré, parce que je suis incapable de refuser une proposition… Si je refusais et qu’on me trouvait pas cool ? Ce serait la mort.
Et voici ma journée ruinée. Cet « échec » conditionnera tout le reste : « puisque je ne suis pas capable de m’en tenir à ce que j’ai prévu, alors autant tout foutre en l’air, je m’y remettrai quand je serai capable d’être parfaite ». »
Je fume ma clope en pensant à ma journée de demain qui sera tellement parfaite et ça me soulage un peu. Je vais achever de ruiner celle-ci, tout va bien. Ouf. Aujourd’hui, je suis nulle, mais demain je serai parfaite. Je réponds vaguement et machinalement à mon interlocuteur, le fameux type qui m’a proposé une cigarette. Pas le temps de l’écouter, je dois établir mon plan pour mon nouveau départ de demain. Je suis vraiment à mille lieux des préoccupations des autres. S’il pouvait se taire d’ailleurs, ça m’arrangerait.
« On remonte ?
Non, je vais refumer une clope » (ou deux, ou trois clopes. De toutes façons, cette journée est ratée. Je vais bien la pourrir comme il se doit.
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Le lendemain : nouveau départ. Aujourd’hui, ma journée sera parfaite, je ne serai pas bizarre, je ne craquerai pas, je serai normale, tout à fait normale. Re petit-dej équilibré de la fille parfaite, je tiens toute la matinée malgré la « faim ». Arrive le midi, je minaude devant mon assiette en montrant que je n’ai pas trop faim et que je ne mange que des trucs sains. Je daigne goûter un bout de dessert pour montrer que je suis quand même une fille épanouie et, pendant que mes voisins de table me parlent, au lieu de les écouter ou de les regarder, je n’arrête pas de me féliciter dans mon for intérieur de ne pas m’être empiffrée. Ils doivent vraiment me trouver équilibrée, vu le grand jeu que je leur ai sorti. Je suis géniale.
Je tiens jusqu’à 14h-15h avec ce contentement de moi, qui me pousse à rechercher le contact excité et à rire trop fort quand je parle aux gens, pour montrer que vraiment, je suis une fille cool et drôle.Et là, le drame : en plein milieu d’après-midi, c’est comme quelque chose qui lâche en moi. Comme si j’avais atteint les limites de mon jeu d’actrice et que maintenant j’allais payer pour avoir été fausse, avoir joué à la nana-cool-et-drôle-et-stylée-et-tellement-bien-dans-sa-peau-qu’on-ne-voit-que-ça-et-que-tout-le-monde-ne-peut-que-l’aimer.
Arrivent le vide et la faim… Évidemment, pas la faim physique, mais l’agitation, le vertige, une sensation de néant terrible, qui fait que je ne me sens plus physiquement. Je ne suis plus là, je ne suis plus moi-même. Je ne sais même pas où je suis. J’ai cette enveloppe corporelle vide sur les bras, qui me répugne et qui crie dans ma tête comme un nourrisson qui a besoin qu’on le remplisse. Manger.
J’essaie de me raisonner, de me demander si c’est bien de la faim, de faire plusieurs respirations, de boire un verre d’eau, exactement comme je l’ai appris dans les centaines de magazines et de blogs que j’ai lus.
Mais, je suis complètement hors-sujet et je le sais.
Si je déploie toute ma volonté, je peux éviter la crise qui se profile, mais ce n’est qu’un sursis et ça me demande ra beaucoup, beaucoup d’efforts. Je peux le faire, au prix d’une irritabilité énorme, d’une intolérance à être en vie, presque de la démence.
Alors je craque, parce que sinon c’est la folie assurée. Sans crise, je ne réponds plus de rien, je ne suis plus lucide, je deviens dingue.
A la sobriété agitée, à l’ascèse inquiète, à l’abstinence hagarde, je préfère la gloutonnerie décevante, mais rassurante. Une fois que j’ai tout dévoré, je suis comme dans les bras d’une mère imaginaire. Comme un petit enfant insouciant. Si je suis chez moi, généralement, je m’endors. Si je suis au travail, je me laisse complètement couler en attendant la fin de la journée. Ou parfois, la boulimie m’a apporté un apaisement qui me permet de m’y remettre. De toutes façons, plus rien n’a d’importance. Moi, je ne vomis pas. Je garde tout. Je me sens enfin complète.
Avant, mes boulimies étaient mes pires et invincibles ennemies. En thérapie, je me suis rendue compte qu’elles étaient des alliées, certes pas des plus saines, mais qu’elles me permettait de supporter et de traverser la vie jusqu’à ce que ça aille mieux. Elles me permettent de me calmer, avant d’affronter le monde. Elles n’étaient sans doute pas la solution à long terme, c’est vrai. Ni la solution politiquement correcte. Mais en attendant que je sois capable de travailler sur moi en profondeur, elles ont été sans aucun doute la moins pire des solutions et la meilleure que mon corps ait trouvé pour me maintenir en vie.
Aujourd’hui, 26 septembre 2018, voici où j’en suis :
Je me cache encore parfois, notamment pour manger, lorsque j’éprouve un besoin urgent de me retrouver seule avec moi-même. Quand je ressens le besoin de faire une crise, je me laisse aller en toute confiance, je vis ma boulimie totalement et je sais que cette crise est là parce que j’ai sans doute dû déconner à un moment, ne pas m’écouter, ne pas me respecter, nier une envie, ou mal communiquer. Contrairement à avant, ma crise ne dure jamais très longtemps et les quantités sont incomparables avec ce que je pouvais engloutir il y a encore quelques mois. Autre différence, après une seule mini-crise, je retrouve mon apaisement pour le reste de la journée et, généralement, pour les jours suivants, alors qu’avant j’enchaînais sans cesse les crises, plusieurs fois par jour. D’ailleurs, plus que des crises, ce sont surtout des dérapages. Mais je sais que cela n’a plus aucune importance.
Chaque jour est un nouveau départ, oui. Mais pas une nouvelle occasion de s’épuiser à contrôler son alimentation. Ça, c’est une fausse route, épuisante, perdue d’avance. On pense qu’on va mal parce qu’on fait des boulimies, alors qu’on fait des boulimies parce que quelque chose va mal au plus profond de nous.
Chaque jour, c’est un nouveau départ, pour :
– nous connaître davantage. Faire l’effort de vraiment nous écouter. De nous poser et de nous demander ce dont on a vraiment envie, sans se juger. Et, si possible, de réaliser ces envies, même si elles sont futiles, ridicules, incomprises par les autres (tant qu’elles ne leur font pas de mal) ;
– nous documenter toujours plus sur la boulimie et l’addiction alimentaire. Par exemple, je ne peux que trop recommander d’aller lire boulimie.fr (attention, ce n’est pas boulimie.com, mais bien .fr). Vous y trouverez plein de témoignages de personnes boulimiques. Parfois, je ne suis pas du tout d’accord avec ce que je trouve sur certains sites, ou dans certains ouvrages (notamment ceux qui ne se concentrent que sur le comportement alimentaire). Mais peu importe, c’est bien de tester et de voir que ça ne convient pas. Et plus on en connaît sur le symptôme et ses mécanismes, plus on a les bons outils pour s’en sortir ;
– apprendre à communiquer sereinement avec les autres. Peut-être vous dites vous que vous avez un milliard de choses à régler avant de vous soucier de cela. Peut-être vous dites-vous que quand vous serez « guérie », vous penserez aux autres. Sauf que vous n’êtes pas « malade » de la boulimie. Et vous ne vous débarrasserez pas de vos crises sans apaiser votre communication avec les autres, d’abord. Pour reprendre les termes de Catherine Hervais lors d’un groupe de thérapie auquel j’ai assisté : « aller mieux d’abord, puis aller vers l’autre ensuite, ça n’existe pas. Même si on ne sait pas exactement pourquoi, c’est en allant vers l’autre et en existant face à lui et dans le respect de ce qu’il est qu’on se libère du symptôme boulimique. »
– lire des blogs dédiés à la communication, se remettre sans cesse en question, avec une grande curiosité, mais surtout sans violence ni jugement : comment est-ce que je traite mon entourage ? Est-ce que je suis vraie et authentique dans telle et telle situation ? Est-ce que je me suis écouté(e) dans telle autre ? Est-ce que je me suis respectée lorsque j’ai agi de telle ou telle façon ?
– lire des ouvrages de développement personnel. Si vous n’avez pas les moyens de vous en acheter, lisez des blogs dédiés et appliquez ce que vous pouvez, mais surtout en respectant votre rythme à vous. (Pour en savoir plus, vous pouvez lire « 5 secrets pour avancer dans la vie, même quand on est borderline « ).
Je comprends qu’il puisse être inacceptable de lire : arrêtez de contrôler vos crises, arrêtez de contrôler votre comportement alimentaire et concentrez-vous sur votre personnalité. Vous vous dites sans doute : « mais elle est complètement dingue celle-là ! Justement, tous mes problèmes viennent de cette stupide boulimie. Si j’étais capable de contrôler mon poids et mon alimentation, tout serait parfait. »
Je comprends tout à fait qu’on puisse se dire cela. Mais sachez que si là, tout de suite, vos boulimies vous lâchaient, rien ne serait parfait. Vous seriez encore plus vide et démuni(e).
Parce que ce qui importe, c’est de trouver et de vivre votre vrai « vous ». Ce n’est pas d’être parfait(e), mais d’être vous-même. C’est comme cela qu’on est parfait : en accomplissant totalement ce qu’on est vraiment. Ce n’est pas de briller socialement qui importe, mais de savoir être vraiment soi face aux autres et d’être capable de se respecter soi-même et de les respecter eux.
La bonne nouvelle, c’est que dès que l’on commence à régler ne serait-ce qu’une infime partie des vrais problèmes, les boulimies s’estompent, deviennent moins spectaculaires, comme ça, d’elles-mêmes, puis finissent par disparaître ou ne demeurer que très épisodiquement. Cela peut être difficile à croire quand on se les traîne depuis des années et des années sans jamais parvenir à s’en débarrasser, mais c’est bien vrai. Dans mes groupes de thérapie, j’ai vu des femmes de plus de 60 ans, boulimiques depuis 40 ans, qui se sont libérées de leurs symptômes en quelques mois. C’est possible, à condition d’investir son énergie dans la résolution des vraies problématiques.
J’ai conscience aussi de ne pas donner pour le moment suffisamment de ressources pour vous en sortir, en contrepartie de cet appel à lâcher le contrôle de vos boulimies et votre alimentation. Que je préconise cela et vous laisse dans le même temps avec peu de pistes concrètes à suivre.
En me libérant de mes boulimies, j’ai malgré tout gardé à tout jamais ma personnalité borderline et je traverse des phases de grande motivation comme des phases de grand doute, où tout m’est pénible, où je n’arrive plus à rien et où rien ne me semble avoir de sens. Je sais aujourd’hui que ce ne sont que des pensées, je ne les prends plus au pied de la lettre et j’attends que ça passe. Mais j’ai du mal à partager tout ce que je voudrais, à travailler régulièrement. Parfois, j’ai le feu sacré, parfois rien du tout pendant des jours. Alors, patience, promis, j’ai plein d’autres solutions concrètes à vous apporter. Vous avez déjà du grain à moudre 🙂
En tout cas, en arrêtant de lutter contre vos boulimies, vous prendrez quelques kilos si vous ne vous faites pas vomir ; vous vomirez plus si vous êtes vomisseuse. Mais vous vous libérerez beaucoup d’énergie pour travailler en profondeur sur vos vrais dysfonctionnements.
Chaleureusement,
🧡 Masha

