
Un pur diamant : « Mangez-moi », de Caroline Arrouet
N’hésitez même pas une seconde à regarder cette vidéo Arte Radio (musique et réalisation Arnaud Forest, avec la belle voix de Caroline Arrouet, l’auteur du texte).
Soit vous êtes boulimique et vous vous direz « Ouaouh. C’est exactement ça ». Soit vous ne l’êtes pas et êtes sur le point de tout y comprendre en quelques minutes.
C’est tellement juste et généreux que ça fait frissonner. Sublime texte. C’est une pure merveille.
Comme je le disais dans l’article sur Le coeur au ventre, de Guy Carlier, j’ai une grande affection et une grande admiration pour les personnalités publiques qui se livrent sans se cacher. Je trouve qu’elles apportent vraiment quelque chose aux gens, au lieu de vendre du rêve et de faire croire qu’elles mènent une vie parfaite. En l’occurrence, Caroline Arrouet est comédienne et animatrice TV et radio.
En plus, regardez-la, elle est époustouflante. A la voir comme ça, personne ne parierait une seule seconde qu’elle est boulimique et qu’elle vit ce genre de choses. C’est là tout « le truc ».
Je suis tellement ravie d’être tombée là-dessus et de pouvoir le partager.
Magnifique expérience à toutes et tous.
J’ai retranscris le texte ci-dessous, pour celles et ceux qui ont peu de temps devant eux.
Me vider. Me remplir. Me vider. Me remplir.
Pas manger. Sport. Récompense. Adrénaline. Manger. Orgie.
Apaisement.
Aaah, qu’est-ce que c’est bon.
Dégoût.
« Merde, merde, merde, MERDE. »
Culpabilité.
« Je te déteste, je te déteste, putain. »
Mourir.
Me vider. Dormir. Me remplir. Arrêter.
Lundi, j’ai bien dormi. Petite nuit de 17 heures, ça va mieux. Je monte sur la balance. Motive maximale, objectif clair : cinq jours pour perdre deux kilos. Si j’en perds trois, c’est encore mieux.
Sport. Le cardio, c’est la vie. Combo ceinture de sudation, legging de sudation, transpiration, t-shirt, sweat. Faut que ça parte et vite.
Ah, je galère à mettre mon slip. Je suis toute gonflée, j’ai mal aux jambes, c’est chaud. Oh, la tête horrible.
T’es vraiment qu’une grosse conne.
C’est fini les conneries, je me respecte, je touche plus au sucre, plus de féculents.
Le midi : une pomme. C’est parfait, une pomme le midi.
« Caro, tu manges pas, il est 13 heures ? – Euh.. Non, j’ai mangé tard ». Mytho. J’ai pas envie, en vrai. Les autres me stressent.
«Euh, excuse-moi, mais une pomme, c’est pas un repas, hein. »
Mais ferme-ta gueule, putain, avec ton gros bide. Je te demande si t’arrives toujours à voir ta bite ?!
Je veux pas qu’on me regarde. C’est sale. J’ai besoin de calme. J’ai pas de limites, je sais pas me tenir.
« On va boire des coups à côté. Tu viens ? » Non, pas le lundi. Ni le mardi, ni le mercredi. Pas avant le jeudi. Et pas plus d’un verre. J’ai le droit à trois verres de rouge par semaine alors je vais pas griller mon quota à écouter vos conneries.
Le soir, c’est plus simple. Une boîte de lentilles ou endives-poulet. Ça me rassure. Toujours la même chose. Pas de choix à faire.
Comment bien manger ? C’est plutôt simple. Il faut manger de manière variée et équilibrée.
Je comprends pas les trois repas par jour variés et équilibrés. Ça me donne le vertige.
Bon, en gros, tu peux manger de tout mais en quantité raisonnable…
Ça veut dire quoi ? Ça fonctionne comment ?!
…Le mieux étant de privilégier les aliments bénéfiques pour ta santé.
Moi je sais pas, je mange avec ma tête, c’est pas mon corps qui décide, c’est elle.
Samedi, sept heures. J’ouvre les volets. Il fait beau : l’enfer. Ça m’angoisse, je déteste. Je suis épuisée.
Une clope, un café.
Allez, aujourd’hui, tu craques pas, tu fais des trucs. Mais quoi ? Avec qui ? Calme-toi. Une autre clope.
Calme-toi.
Je suis encore plus morte. Je galère à respirer. J’ai la tête qui tourne. J’ai envie de rien faire, voir personne. Je suis défoncée. La seule chose qui m’excite : manger, manger encore. Longtemps, sans fin.
Je suis réveillée, ça va mieux. Je sens pas grand-chose. Mon corps me fait mal, je suis au ralenti. J’ai des courbatures au ventre. Complètement anesthésiée. J’ai des pieds de … hobbit. J’ai quatre-vingts ans et des rhumatismes.
Non, j’ai trente ans et hier j’ai pas blagué.
Soirée copines, trop bien. Huit meufs trentenaires dans un appart, de la bouffe à foison. Des mignardises, en veux-tu, en voilà. Ça parle taff, cosmétiques, cul, mecs. J’angoisse. J’écoute d’une seule oreille. La seule chose qui m’obsède : ne pas toucher à la pâte feuilletée, ne pas toucher à la pâte feuilletée, ne pas toucher à la pâte feuilletée. Aux chips, aux noix de cajou, aux roulés à la saucisse.
Il est que 21 heures, je peux pas partir maintenant.
Soit je me lâche, je goûte à tout, je réfléchis pas, je suis dans le moment présent et ça passe crème. Ne pas toucher au saucisson. Soit je tiens. Je rentre dans deux heures. Mais la vérité, je la connais. Il y a 99 % de chances qu’en sortant je parte en mission Monop’. Ne pas toucher à tout ce qu’il y a sur cette table.
Calcul fait. C’est trop tentant, je bouffe tout ce qu’il y a sur la table basse Ikea. Quiche, Boursin. Oh, c’est bon, les cacahuètes. Je gonfle, je peux plus tenir assise. Surtout quand il y a de l’huile ajoutée. Je m’allonge progressivement. Je préfère les grillées à sec. Je déboutonne mon jean. Pourvu qu’il y ait plus rien à manger. Stop. J ’approche le point de non-retour.
« Une dernière part de tarte ? » Bourdonnements, j’entends plus rien. « Quelqu’un veut des chouchous ? » Mais non… pas de brownie… tu veux ma mort ? Oh non, des chamallows. Mayday, mayday. Casse-toi avec tes merdes.
« Caro, comment tu fais pour être mince, avec tout ce que tu bouffes ? – Bah, je fais du sport tous les jours. »
Je mange pas, connasse. Et la prochaine fois que tu m’affiches devant tout le monde, je te jette par la fenêtre.
La honte. Je suis démasquée. Ça m’est insupportable, qu’on me voit agir.
Laisse-moi dans mes mythos, je viens pas voir dans ton assiette.
Qu’est-ce que ça peut te foutre ? Je suis vexée.
Je me sens trop mal, à l’intérieur, à l’extérieur. Je veux me cacher, disparaître.
Bonsoir, je me casse. Mission métro : horrible. Je veux dormir. J’ai des attaques acides. J’ai triplé de volume. Vite, vite. Maison. Dodo.
Je suis vraiment qu’une merde dénuée de toute volonté. Après je m’en fous hein, j’ai personne à qui plaire. Je peux être grosse et gonflée, il y a que moi qui le sait.
Et puis j’ai le droit de me faire plaisir hein, c’est pas souvent.
J’ai mal au ventre. Je peux pas me coucher dans mon lit, c’est trop moelleux. Faut que je sente mon corps, ça me stresse. Une couette par terre, je me sentirai vivante et j’arriverai à respirer.
Il me reste du beurre de cacahuète dans le placard, j’avais oublié. Je suis pleine. Mais les arachides, ça fait digérer. Ah, mon gras dépasse, c’est infect. Je veux mourir. Je respecte rien, mais quelle horreur. Une petite cuillère devant une série. C’est bien ça. Je suis complètement folle.
Morte pour morte, autant s’achever en beauté.
Dimanche. J’ai dégonflé, j’ai envie de manger de ouf. Hier, ben ça m’a ouvert les intestins. Le gras appelle le gras, qui appelle le sucre, qui appelle le gras et le sucre. On va dire que c’est mon week-end cadeau et lundi on en parle plus, sport, régime.
Je suis heureuse d’un coup. A la douche, au taquet.
Huit heures : baskets, survêts. Ah merde, les magasins n’ouvrent pas tout de suite.
Je fais une recherche Internet. Franprix, 9 heures. Carrefour City, 9 heures. Picard, 9 heures.
Putain de pays de merde, mais vous avez pas envie de bosser, les gens ?
Calme-toi, c’est pas de leur faute si t’es en pleine montée.
Je suis prête à manger maintenant.
Je vais faire quoi pendant une heure ? Bouffer des clopes ? Non, nul. Ça me fout la gerbe.
Concentration. Je pourrais aller à la boulangerie, mais celle que j’aime bien, elle est pas ouverte le dimanche. Je vais pas gâcher ce repas de fête, de toutes façons il faut que j’attende jusqu’à neuf heures.
Ce matin, je veux faire la totale. Je suis trop énervée. Je peux pas me contenter de trois pains au chocolat, un croissant et une paille à la framboise.
Fuck. Putain.
Je veux manger.
L’angoisse monte encore plus. Ok, détends-toi Micheline, mate une série.
Je veux manger.
Tout me casse la tête. Netflix. Je passe dix minutes à chercher. Rien.
Je veux manger.
Ok, respire, ça va bien se passer. On sait jamais, il y a peut-être une épicerie d’ouverte ?
Huit heures quinze, je sors. Il fait beau, ça me déprime. Je suis seule et obsédée. De toutes façons c’est mort, je suis fichue pour la journée. Je vais me goinfrer et dodo. C’est con quand même. Les gens, le dimanche, ils se baladent, ils vont au ciné, ils passent de bons moments. J’aime pas le dimanche. C’est pour les familles. Moi je suis seule, jour banni. Autant le passer anesthésiée.
Je veux manger.
Des Prince, ça fait trop longtemps. Des chips aux légumes. Ouaouh, j’ai trop envie de manger des cookies, des daims au caramel, du pâté en croûte. Je lâche vraiment les fauves ou pas ? Des Muesli chocolat. Tu prends ce que tu veux dans le magasin. Tu t’en fous à cette heure-ci, du moment que ça dure longtemps.
La grosse. Je suis grave.
Ça va, détente. T’as rien bouffé de la semaine.
Je veux manger.
Huit heures quarante : plus de dignité. Je m’en fous, je vais me caler le cul devant le Carrefour. Pendant des années, j’ai chié sur tous ces vieux qui attendaient l’ouverture des magasins le matin. Vous êtes à la retraite, vous pouvez venir toute la journée. Eh bien aujourd’hui, je juge plus grand-monde. Quand c’est ton heure, c’est ton heure. Et là, j’ai plus aucune patience. Ça fait une heure que c’est mon heure.
Je veux manger.
Les portes s’ouvrent enfin. Trois minutes de retard. J’adopte l’attitude de la fille relax, qui vient faire les courses pour elle et son mec.
« Bonjour ».
C’est bon, j’ai l’impression que je suis incognito et qu’on va pas me juger. Grosse bouffonne, va. Mais qu’est-ce qu’il s’en fout, le mec à la caisse, que tu te pètes le bide comme une déglingos ?
Qu’est-ce que j’aime les magasins d’alimentation, ça fait kiffer, y en a partout. Direction les céréales. Des fourrés au choco-noisette, j’y avais pas pensé. Mais si je prend du Nut’ pas besoin ! Des cruesli, le bonheur, ils sont moins chers qu’au Monop’. Trop bien, une nouvelle recette, avec double chocolat. Je suis bénie. Je sais pas où donner de la tête. Impossible de faire un choix. Ça tombe bien, je vais pas en faire. Parce que si je renonce à un truc maintenant, j’en aurai envie après. Autant tout prendre, comme ça après, on en parle plus. Je crois qu’on est bon là. Ah non, du lait. Là, c’est bon.
Je passe en caisse.
« Attention au sucre, hein. – C’est pas pour moi, j’ai un brunch avec des amis ». Mytho, mytho, mytho.
Mais de quoi je me mêle, lui aussi, je lui ai rien demandé. Me prends pas la tête, je viens de te lâcher quarante balles pour de la merde, fais ton taff et fous-moi la paix!
[Téléphone]
Manu Frère. Il veut quoi ?
« Ouais, Caro ? Ça va ? Tu fais quoi de beau ? – Je suis partie m’acheter un petit-dej – Tu veux pas venir à la maison, ce midi ? On a acheté un rôti avec Mathilde. »
Inventer un mensonge. Ça va hyper vite dans ma tête. En même temps, au lieu de me buter, ça peut être cool de partager un moment sympa en famille.
Ouais, mais je vais faire quoi de tout ce que je viens d’acheter ? Ça nique mes plans, ça m’angoisse, j’ai pas envie. Je reste sur ce qui était prévu et puis 13 heures, c’est loin. Je vais jamais tenir.
« Ah j’aimerais bien mais je peux pas, je vais chez Élise, désolée. Ah justement, elle m’appelle! Je te rappelle, bisous. »
Il m’a stressée, je veux être tranquille. Allez vite, maison, maison.
Enfin, je suis si heureuse. Ça va être merveilleux.
Je veux manger.
C’EST PARTI.
Un bol de céréales. Un croissant, une crêpe. Des céréales. Un croissant. J’ai pas fini, il en reste plein. Un peu de salé.
Une heure plus tard, j’y suis toujours. Ça fait du bien, putain.
Olala. Mmm. Oh, j’ai l’impression que je vais exploser.
Les curly, c’est la vie. Je tue le cervelas, la baguette, le pot de Nutella, crêpe salée jambon-fromage, 500 grammes de Cruesli, des cacahuètes, du beurre.
Je sais plus ce que je viens d’ingurgiter. Rien que d’y penser, j’ai la tête qui tourne. Je suis défoncée. C’est drôle…
Mais non, c’est pas drôle. Tu viens de t’enfiler des milliers de calories. Tu es difforme.
Je me sens merdique. C’est normal. Je suis la pire des merdes que cette Terre ait porté.
Ça va, je prends pas de drogue, je bois pas.
Ouais, t’es surtout une meuf seule complètement addict à la bouffe. La honte. Tu es sale. Vas te coucher, maintenant, y a plus que ça.
Onze heures. Je mets le réveil à sept heures demain. Je m’étais juré que je craquerais plus. Là, c’est la dernière fois, promis. Pardon, je le ferai pas, en plus c’est trop con, surtout que là je me sens tellement nulle et triste.
La vie, c’est l’enfer. J’aimerais tellement mourir. Si seulement j’arrivais à vomir. T’as essayé cent fois, ça marche pas. On sait jamais, sur un malentendu.
Toilettes. Tête dans la cuvette. Ça fouette. Les doigts dans la bouche. Rien. Pas même l’ombre d’une bile. T’es tellement une looseuse, qu’après cinq kilos de merde, t’es même pas capable de gerber.
Tu me dégoûtes.
Je suis un monstre dégueulasse.
Pardon. Je vais me coucher. Pour oublier.
Pendant cinq ans, j’ai chanté avec le sourire. J’étais contente et fière de moi. « Je suis toute-puissante, je suis le dieu de mon corps. Deux jours pour se faire plaisir, la semaine pour tout perdre. Une victoire hebdomadaire. »
Un jeu dangereux. Après le divertissement, place aux urgences, aux piqûres de vitamines tous les vendredis midi, à la dépression, aux idées suicidaires, aux anxiolytiques.
Je suis droguée à mon enfer. Mais là, je sais plus quoi faire.
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