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Mon histoire

Texte écrit en 2018

Je n’ai jamais été une fille plume. J’ai toujours été tout le contraire. Le grand remplissage.

Je m’appelle Masha et j’ai le sentiment qu’à 28 ans, ma vie commence à peine.

J’entends plein de gens regretter avec nostalgie leurs jeunes années, leur enfance, l’insouciante adolescence, puis la vingtaine. « Les plus belles années ». Moi j’étais pas vraiment là, en fait. Et quand j’étais là, je ne nageais franchement pas dans la joie.

Heureusement, j’ai trouvé très tôt la formule magique, la solution à tout, le doudou ultime : manger, me remplir, peu importe avec quoi, de préférence des aliments réconfortants, mais à vrai dire, n’importe quoi ça marche aussi. L’essentiel était de remplir le vide.

Je me souviens, toute petite déjà, avoir découvert le sentiment d’apaisement inouï que me procurait la nourriture. J’étais une petite fille gourmande, j’avais bon appétit, mais ce n’était pas juste ça. Déjà, à cinq, six ans, je me jetais sur les restes de nourriture en rentrant de l’école, complètement nerveuse et angoissée. Déjà. Je pouvais manger n’importe quoi. Aussi loin que mes souvenirs me permettent de remonter, je n’ai très tôt pensé qu’à manger, tout le temps. 

✨ ✨ ✨

De l’extérieur, j’étais une petite un peu rondelette mais dans le genre bien portante, pas trop enveloppée. Je ne sais pas, peut-être que les aliments que je dévorais n’étaient pas assez transformés pour me rendre carrément obèse. Ou alors j’avais un bon métabolisme. Peu importe, ce que je veux dire, c’est que ça ne se voyait pas tellement de l’extérieur. « J’avais juste bon appétit ». D’ailleurs, j’étais ravie d’émerveiller ma grand-mère. J’étais admirée et aimée pour quelque chose : « qu’est-ce qu’elle mange bien, cette petite ». Tu m’étonnes que je mange bien, c’est incroyable l’effet de ce truc. 

J’avais découvert dès ma prime jeunesse le pouvoir de la vraie drogue. Le truc qui calme toutes les angoisses. La nourriture, c’était ma came. J’étais une petite fille camée à la nourriture. 

Et puis, pourquoi m’en priver, puisque ça ravissait tout le monde de me voir manger et que moi, ça me mettait en transe ? 

Je dis que ça ne se voyait pas, mais ça, ça a été vrai jusqu’à l’adolescence. Vers 16 ans environ, j’ai pris un poids énorme, d’un coup. Peut-être quinze kilos en deux mois. Je n’avais rien changé. Je dévalisais toujours les placards et le frigo en rentrant de l’école, inlassablement. C’était le seul moyen d’avoir l’esprit tranquille pour bosser sur mes cours. 

✨ ✨ ✨

Je n’ai jamais vomi. Ce n’était pas le but. Moi, je voulais me sentir remplie et rien n’importait plus que cela. Je gardais tout ce que je mangeais. 

J’étais assez sportive, paradoxalement fumeuse aussi depuis déjà deux ans, mais là, d’un coup, ça n’a plus suffi à compenser. Pour la première fois, ça s’est vu. J’étais devenue une « grosse ». A cette époque, on mettait ça sur le compte du mal-être adolescent. « Le corps se transforme, les hormones, la fin de la croissance… C’est normal de prendre un peu de poids. »

J’ai vraiment commencé à me détester viscéralement à partir de ce moment-là.

J’ai alterné les régimes et les remplissages. Je continuais à manger des kilos de nourriture, tous les jours. Mais le reste du temps, je faisais attention et je faisais beaucoup de sport. 

Parfois, je « tenais » une journée ou plus sans faire d’excès, mais je ne pensais qu’à ça. Je ne pensais qu’à manger, tout le temps. C’était absolument insoutenable. Je finissais par craquer, inéluctablement et ce n’était pas beau à voir. 

C’est à cette époque là, vers mes seize ans, que j’ai commencé à me rendre compte que je n’aimais pas juste bien manger. Que j’avais besoin de me remplir. Et j’ai commencé à éprouver ce besoin plusieurs fois par jour. Je commençais désormais mes journées avec une quantité de nourriture énorme. Je me traînais péniblement toute la journée. Je me souviens très précisément de cette atroce envie de dormir dans le train pour le lycée, à sept heures le matin. Je me souviens de mon cœur battant à tout rompre, bataillant pour garder un rythme normal, à cause de toute cette nourriture que je venais d’engouffrer. Je me souviens du sang dans mes tempes, des bourdonnements. A la limite de l’évanouissement. Tous les matins. J’étais dans cet état-là tous les matins. Je me souviens de m’être dit tous les jours : « je ne vais jamais tenir. Je vais crever. J’en peux plus. »

Et pourtant, je faisais bonne figure. J’avais tellement honte de moi, je me trouvais tellement pitoyable et dégueulasse, que je faisais tout pour dissimuler ma réalité. Quand je craquais sur la nourriture sous les yeux ébahis de mes copines, pendant la journée (« dis donc, tu bouffes tout le temps toi » ; « comment tu fais pour pas devenir obèse avec tout ce que tu manges ? » ; « quoi, tu veux encore aller à la boulangerie ? »), je me forçais à le faire avec entrain et fausse joie de vivre. Ma seule manière de ne pas perdre la face était de jouer les prétendues bonnes vivantes. 

« Oh, mon poids je m’en fous ». Je disais souvent dans un éclat de rire : « j’aime trop bouffer ». Je me moquais de moi-même en public pour que, surtout, les gens pensent que j’étais ok avec ça. Et à chaque fois que je prétendais qu’il ne se passait rien de grave, je sentais mon monde intérieur s’écrouler.

✨ ✨ ✨

Honnêtement, là tout de suite, quand j’écris ces lignes, je me demande franchement comment j’ai fait pour supporter ces années de ma vie. C’était un calvaire permanent. Au sens physique et émotionnel. Physiquement, j’avais le choix entre l’indigestion, si douloureuse, mais seule capable de m’apaiser ou le manque de nourriture, qui me rendait littéralement folle. Émotionnellement, j’étais constamment désespérée et dégoûtée de ce que j’étais et, en même temps, je passais mon temps à entretenir soigneusement une image de jeune fille équilibrée. Je comprends les adolescents qui ne tiennent plus et qui mettent fin à leur jour. C’est une solitude si criante, si terrifiante. On finit par ne plus penser, sinon on peut penser qu’au pire.

J’ai continué comme ça jusqu’à mon bac. Puis, je suis partie pour Grenoble, où j’ai fait toutes mes études. Je n’ai pas choisi ma voie par vocation. J’ai choisi des étiquettes, des gages de valeur. Des moyens de me sentir moins merdique aux yeux des autres. L’hypokhâgne (une année absolument atroce, absolument), la fac de droit, l’institut d’études politiques. J’ai eu de beaux moments. 

De vrais beaux moments de vie. Avec le recul, je me rends compte que chaque fois que j’ai cédé à mes envies, j’ai vécu de vraies belles choses. J’avais toujours l’obsession de la nourriture, mais je découvrais aussi tout un monde. Et puis, j’avais le sentiment d’être enfin quelqu’un. 

J’ai mené une vie plus insouciante, plus proche de moi-même, avec toujours cette obsession pour la nourriture mais une vraie capacité à masquer l’envers du décor, à garder le masque et donc, je me contentais de la situation. Tant que les autres me prenaient pour une nana équilibrée et cool, c’était bon pour moi. Peu importaient les angoisses vertigineuses que je vivais en privé. Ça, c’était ma folie et personne n’avait besoin de le savoir.

✨ ✨ ✨

Ma dernière année d’études, tout a basculé. Je ne sais pas vraiment comment. Peut-être que je ne supportais plus cette vie fausse que je m’imposais. Je n’aimais pas du tout mes études, je m’ennuyais à mort (littéralement), mais ça me semblait tellement « convenable » de faire ça. Ça me foutait la paix. Mon parcours académique faisait taire les gens, je pensais que ça me donnait une valeur. Mais je m’ennuyais tellement. Et en prime je m’étais orientée vers la voie de l’ennui suprême, mon pire cauchemar : la prestigieuse et morbide carrière administrative. 

Et cette dernière année d’études, celle de la préparation des concours administratifs, je n’ai plus tenu. Je n’allais quasiment plus en cours, je n’arrivais pas à me lever le matin. J’avais un tel mal de vivre que j’étais obligée de boire, dès le réveil. A dix heures du matin, j’étais chez moi, ivre morte, gavée de nourriture, pendant que mes amis préparaient leur avenir en amphi. J’ai fait ça presque tous les jours pendant cette année. La vaisselle s’empilait parfois pendant trois semaines, un mois, sans que je la lave. Je vivais dans un vrai taudis. Pourtant, tous les soirs j’avais le secret espoir que le lendemain, j’irais miraculeusement mieux. 

Je n’avais pas d’argent, je ne savais pas comment payer mon loyer, mais j’achetais 50, 60 euros de nourriture par jour. Depuis mes quinze ans, j’ai toujours travaillé à côté des cours, les vacances, les week-ends, les soirs. Tout ce que je gagnais partait dans la nourriture. Je déployais une énergie folle à me trouver des jobs d’appoint et je dépensais tout en nourriture. Le salaire d’une journée de travail partait en fumée en trente minutes. J’en ai cumulé, des remises de fidélité chez Monop. J’étais la fidélité incarnée.

C’est à cette époque là, j’avais 22 ans, que j’ai découvert que ça s’appelait de la boulimie. C’est quand je n’ai plus du tout pu me cacher que j’ai commencé à vraiment considérer qu’il y avait un problème. Avant, je vivais l’enfer mais personne ne le voyait. Ça n’a plus été supportable dès lors que je n’ai plus réussi à le cacher.

Je me souviens très précisément du moment où je me suis rendue compte que plus personne ne croyait à mon petit jeu de fille épanouie. 

En quatrième année, nous avions un jeune intervenant qui m’aimait bien. Au premier cours, nous avions eu un échange public très corsé quand il avait évoqué son parcours personnel et cette altercation verbale s’était par la suite transformée en une relation de séduction platonique et respectueuse. C’était comme un léger flirt impalpable, un simple échange de reconnaissance mutuelle, dans lequel l’un était charmé par l’insolence, la légèreté et la ténacité de l’une et, l’autre, admirative de l’expérience, de la maturité et de la réussite d’un jeune homme de quelques années de plus. Bien évidemment, il ne se passait rien du tout. Parfois mes amis me taquinaient : « on a cours avec ton amoureux aujourd’hui ». Cela me faisait rougir et, pendant un instant, je me sentais exister. C’était juste ça. Je vivais presque uniquement dans ma tête, c’était trop dur d’habiter mon corps et je n’avais pas besoin de plus que cet échange de vibrations bienveillantes.  Aux yeux d’une personne, au moins, j’étais quelqu’un. 

L’année suivante, ce jeune intervenant ne nous donnait plus de cours à nous, mais continuait à enseigner auprès d’autres promotions. Je l’ai croisé dans le couloir et je suis allée le saluer. Il a mis plusieurs secondes à me reconnaître. Je me souviens d’avoir senti à quel point il était embarrassé pour moi, de me voir si bouffie et abîmée. Il a à peine réussi à me dire bonjour et n’a même pas pu soutenir mon regard. Il a détourné la tête, dans un mouvement de recul intuitif. J’avais lu le dégoût, je l’avais pris en pleine figure. Et j’ai compris que j’étais démasquée par tout le monde, depuis longtemps.

En rentrant chez moi, j’ai tapé sur Google quelque chose comme « je mange tout le temps » ou, « arrêter de manger en permanence » et, tout de suite, le mot boulimie est tombé. J’ai découvert le site d’une psychothérapeute clinicienne qui y a publié un nombre incalculable d’articles sur l’addiction alimentaire. J’ai tout lu et tout relu presque d’un trait. 

✨ ✨ ✨

J’étais complètement hallucinée, complètement sonnée. Je n’en revenais pas. J’avais une addiction, j’étais une « toxico de la bouffe ». Je n’étais pas juste folle, je n’étais pas juste faible. Un monde s’ouvrait à moi. J’avais l’impression de lire ma vie à moi dans les témoignages des autres. A partir de ce moment-là, j’avais décidé qu’il fallait absolument que je fasse cette fameuse thérapie de groupe.

Je crois que c’est là que j’ai commencé à retrouver une lueur d’espoir et à préparer mes concours sérieusement. Je continuais à avoir des boulimies tous les jours, mais je ne buvais plus d’alcool en pleine journée et j’ai recommencé le sport. Pas parce que j’avais envie d’être haut-fonctionnaire, parce qu’il fallait que je réussisse un concours, que je gagne ma vie et que j’aille aux groupe de thérapie.

Je ne sais sincèrement pas comment j’ai fait, mais j’ai décroché un concours d’officier dans l’armée. Je n’en reviens pas qu’ils m’aient acceptée. Dès que j’ai touché ma première solde, j’ai commencé les groupes. C’était en 2014, je crois. 

Durant l’année et demi pendant laquelle j’étais fauchée, en attendant de pouvoir me payer la thérapie, j’ai commencé à dévorer les livres de ma thérapeute, ceux d’autres auteurs, j’ai relu des dizaines de fois ses publications, j’ai commencé à prendre du recul et à comprendre des choses. Comprendre n’a bien évidemment pas suffi à me libérer de quoi que ce soit, mais au moins, ça m’occupait l’esprit.

La suite de l’histoire, c’est que quelques mois après avoir commencé ma thérapie, mes crises de boulimie se sont espacées, puis ont quasiment disparu, au point qu’aujourd’hui cela ne m’arrive que très exceptionnellement (et encore, c’est davantage un trop bon coup de fourchette qu’une crise de boulimie). 

Dès les premiers groupes de thérapie, j’ai découvert la vraie partie immergée du problème: je pensais que ce qui déconnait, c’était la boulimie. En fait, c’étaient toute ma personnalité, construite sur du vide, ma manière de vivre et de voir les autres, mon système de pensée, qui déconnaient.

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Aujourd’hui, octobre 2018, je ne suis plus obsédée par la nourriture.  J’apprends tous les jours à communiquer plus sereinement avec les autres. Je découvre à quel point j’ai tout un monde intérieur à créer, que je me suis complètement ignorée pendant 28 ans. Autant, l’addiction alimentaire nous lâche assez vite, autant, devenir vraiment soi-même dans le respect des autres, c’est sans doute un apprentissage qui ne s’arrête jamais.  

J’ai créé bouledevie.com, un site sur lequel je partage à mon tour ce que j’ai appris sur l’addiction alimentaire. J’ai vraiment envie d’aider d’autres addicts à s’en sortir. 

J’ai un message vital à faire passer : quand on vit dans l’obsession de la nourriture, on a l’impression que c’est LE problème et que si on parvient à le régler, tout ira bien. On a le sentiment d’être au pied d’une montagne. On pense qu’on ne s’en sortira jamais.

On ne s’en sort pas si on essaie de corriger le comportement alimentaire, de « reprendre de bonnes habitudes », de retrouver « une relation saine avec la nourriture ». Les boulimies disparaissent toutes seules, beaucoup plus vite qu’on ne le pense, dès lors qu’on a le courage de les laisser faire leur vie quelques temps et de les accepter. 

Pendant ce temps, il faut aller creuser derrière ce que vous êtes vous : qu’est-ce que vous aimez ou n’aimez pas ? Qu’est-ce qui vous fait vibrer ? Vous êtes quoi, vous, vraiment, au fond ? Vous le respectez vraiment, ce que vous êtes ? Vous le laissez vivre ? Vous faites ce qu’il faut pour exister ?

Les réponses à ces questions ne sont pas abstraites et conceptuelles, mais très concrètes. C’est une démarche passionnante et c’est celle-ci qui est vraiment salvatrice. C’est par là qu’on se libère de la boulimie et, surtout, de l’obsession de la nourriture. 

Amitiés 

🖤 Masha

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